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Couleur Lauragais : les journaux

Un village de chez nous : Ayguesvives en Lauragais

Ayguesvives est la commune du Lauragais que je connais le mieux car c’est mon village natal et remontant un lointain passé, j’ai retrouvé les traces de ma famille vers 1620, donc quatre siècles que nous labourons le terrefort lauragais. La commune est vaste : 1311 hectares et une population modeste : 515 habitants en 1962, 2300 en 2008. Cependant parmi les monuments communaux dignes d’intérêt nous en relevons trois qui sont inscrits au Patrimoine Mondial de l’Humanité par l’UNESCO (Organisation des Nations Unies pour l’Education, la Science et la Culture) à savoir : deux écluses du canal du Midi de Riquet, une borne où s’est amarré en 1787 un Président des Etats Unis d’Amérique, Thomas Jefferson, et un aqueduc de Vauban (1686).

Localisation - Ayguesvives signifie, en occitan "Aygos Vivos, eaux vives" ; c’est à dire un lieu riche en eaux avec l’idée d’eaux jaillissantes, abondantes. Dans le vieux village, il y avait un puits dans chaque cuisine avec une petite pompe sur l’évier ; il faut opposer ce toponyme à Aiguesmortes, eaux stagnantes, dormantes. Le village est proche de Villefranche, à 2 km au Sud Est de Baziège, 1800 m à l’Est de Montgiscard ; le centre de Toulouse-ville est à 21 km avec des communications très faciles, ce qui explique l’implantation récente d’une population allant travailler quotidiennement à la grande ville.

Ayguesvives

Le cadre naturel - Le relief communal se divise en deux grandes parties ; d’une part une zone de collines au centre et au Sud et d’autre part la zone déprimée de la vallée de l’Hers mort. Les collines dont l’altitude varie de 170 m au village à 270 m vers les Bastards, sont taillées dans une roche sédimentaire, d’âge tertiaire, formée de lentilles de sables, de grès plus ou moins dures, d’argiles. En surface la molasse se décompose en sols très fertiles appelés terreforts et boulbènes. Parmi ces collines, l’une d’entre elles mérite quelques remarques : la "Bosse de Montalbiau" (270 m). Il s’agit d’un belvédère unique au sommet duquel on aperçoit vers l’Ouest Toulouse et les gués sur la Garonne, aujourd’hui ses maisons, vers l’Est Avignonet, l’obélisque de Riquet et le seuil de Naurouze, ce grand passage qui conduit vers la Méditerranée. J’ai découvert sur cette colline des traces d’occupation humaine très anciennes, des tessons de céramique, surtout des fragments de "tuiles à rebord", donc un établissement gallo-romain ; un archéologue a émis l’hypothèse d’un poste militaire d’observation car on pouvait surveiller l’antique voie romaine, "via aquitania" sur 70 km. Un énorme calvaire en briques, vraisemblablement du 18e siècle, est resté le symbole de ce belvédère unique.
La vallée de l’Hers était occupée par d’immenses marécages boisés, de Toulouse à Naurouze, c’était la forêt de Baziège - St Rome qui fut défrichée par les soins de la comtesse de Lauragais, Catherine de Médicis et reine de France (16e siècle). L’Hers "vieux" est transformé par le creusement de l’Hers "neuf" au 18e siècle (entre 1710 et 1750) ; l’Hers actuel est un fossé rectiligne qui a permis l’assèchement de la vallée.

L'actuelle mairie d'Ayguesvives est abritée dans un château du XVIIIe siècle construit en briques foraines.  Inspiré du Petit Trianon, il a appartenu à la famille Malaret Martin d'Ayguesvives, rendue célèbre par la Comtesse de Ségur
L'actuelle mairie d'Ayguesvives est abritée dans un château du XVIIIe siècle construit en briques foraines.
Inspiré du Petit Trianon, il a appartenu à la famille Malaret Martin d'Ayguesvives,
rendue célèbre par la Comtesse de Ségur. Crédit photo : Josiane Lauzé

Histoire d'Ayguesvives - Le terrain a été occupé très tôt par les hommes comme en témoignent les haches en "pierre polie" découvertes vers "en Turret", donc la Préhistoire. A l’époque gallo-romaine, des cartes reposant sur la localisation des tuiles à rebord montrent l’abondance des établissements agricoles : à Borde Basse, à Montalbiau, en Guillou, au village, route de St Léon. La voie romaine de Narbonne à Toulouse sert de limite à la commune le long de la route R 22 entre Baziège et le canal ; c’est la route des "pountils" où la chaussée est supportée par de petits ponts ou pountils, ou ponceaux, permettant la traversée de la zone des marais. Au Moyen Age, le domaine des Bastards existait déjà comme en témoigne un document en latin, de 1280 (aux archives départementales) par lequel il est échangé par les frères de Villèle (cathares notoires) contre la "vila" de Nailloux. A cette même époque, il faut rattacher la légende des "Faudes de Montalbiau", ces femmes qui vivaient dans un souterrain et qui n’en sortaient que la nuit pour aller laver leur linge au vivier de Jany,qui existe toujours (voir monographie de 1885). Au 19e siècle les seigneurs d’Ayguesvives sont de la famille des Roqueville ; une femme, Alazaïs, cathare célèbre, monte sur le bûcher de l’Inquisition vers 1240. La bataille de Baziège (1219) durant la Croisade conte les Cathares (1219-1229-1271) a dû se dérouler vers les Boulbènes, dans la vallée de l’Hers.
A la fin du 17e siècle, la construction du canal de Riquet est l’événement majeur qui fera la prospérité du Lauragais, donc d’Ayguesvives, pour des siècles ; le blé sera exporté vers Sète, Marseille, Perpignan, Narbonne et Barcelone. Le 18e siècle est le siècle du froment, le pays se couvre de châteaux imitant Versailles, tel celui qui abrite la mairie. Les travaux du canal donnèrent son nom à l’écluse du Sanglier, un énorme animal ayant été tué à proximité. Les bâtiments de l’écluse sont de 1752, la maison éclusière de Ticaille-Ayguesvives est beaucoup plus récente : vers 1830, en même temps que le moulin hydraulique (1830) (remarquez qu’il s’agit d’une maison avec un étage, détail peu commun). Au 17e siècle la population a été décimée par de terribles épidémies de peste (voir mes travaux sur la peste).

En 1787, un Président des Etats Unis d’Amérique, Thomas Jefferson "a passé la nuit près de l’écluse d’Ayguesvives", donc à Ticaille, je cite l’ouvrage qui est consacré à ce voyage célèbre. Jefferson est très célèbre aux USA : il s’agit de l’un des Pères Fondateurs de la République, la seule au monde à cette époque (1776). Il sera président de 1801 à 1809. C’est un personnage exceptionnel avec des idées très en avance sur son temps comme son hostilité à la peine de mort et à l’esclavage des noirs américains. Il joua un rôle très actif dans le soulèvement des Américains contre les Anglais dans l’indépendance des Etats Unis : il est l’un des auteurs de la fameuse Déclaration du 4 juillet 1776, Constitution qui est toujours en vigueur. Il a participé indi- rectement, par son amitié avec La Fayette, à notre Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen d’août 1789. Cette personnalité est venue donc à Ayguesvives : comment ?. Pour comprendre il faut aller à Ticaille et découvrir, à 150 mètres, en amont de l’écluse, une borne d’amarrage enfouie sous les feuilles : la borne Jefferson (je l’ai baptisée ainsi). En 1787 il était ambassadeur des Etats Unis à Versailles auprès du gouvernement de Louis XVI. Victime d’un accident, il se soigne aux eaux d’Aix en Provence où il se rend ; de là il visite la "Merveille de l’Europe", le canal de Riquet dont le monde entier parle. Il envisageait de faire construire un canal dans la région de New York, entre l’Hudson et le lac Erié, cette voie sera effectivement construite plus tard, au 19e siècle, c’est le canal de l’Erié. Autre but du voyage de Jefferson : il envisageait de développer la culture de la vigne en Virginie et pour cela, il cherchait des cépages de qualité qu’il trouva dans la région de Béziers puis de Bordeaux. Il prend le canal à Sète, avec une voiture, un cheval, un domestique. La voiture est démontée et placée sur un bateau (une barque du canal), lui s’installe dans la voiture, le cheval et le domestique suivent sur le chemin de halage. Je ne résiste pas au plaisir de citer quelques lignes de Jefferson tirées de son livre pages 72, 76, 77 : "tantôt simples, tantôt doubles, les écluses se succèdent : Enbourel, Encassan, Renneville, Gardouch, Laval, Négra. Peu après Renneville, non loin de Villefranche, l’Hers est franchi par un aqueduc construit, sous l’impulsion de Vauban, par deux maîtres maçons de Castelnaudary : Barère et Barquière. Le port de Gardouch qui lui fait suite, est un centre important d’expédition des grains produits dans la région. Quant à l’écluse de Négra, elle constitue une étape pour les voyageurs, avec son hostellerie sur la rive droite et son écurie sur la rive gauche. Mais je ne m’y arrête pas. J’accélère ma marche en direction de Baziège qui, peu après l’écluse du Sanglier, est atteinte à la hauteur de l’écluse d’Aiguesvives. Je décide de passer la nuit "à l’enseigne de l’Etoile", en plein air, non loin de l’aqueduc édifié par Dominique Gilade entre 1687 et 1689”. L’aqueduc est celui par lequel l’Amadou passe sous le canal. A 100 mètres en amont de l’écluse une borne émerge au dessus des feuilles : c’est la "borne Jefferson".

L'écluse de Ticaille-Ayguesvives. En 1830, le moulin de Ticaille est construit par Madame d'Ayguesvives dont la famille est apparentée aux Riquet.
L'écluse de Ticaille-Ayguesvives. En 1830, le moulin de Ticaille est construit par Madame d'Ayguesvives dont la famille est apparentée aux Riquet. Crédit photo : Josiane Lauzé

Autre épisode important dans l’histoire d’Ayguesvives, le drame du Président d’Ayguesvives exécuté sous la Terreur en 1794. La famille d’Ayguesvives appartient à la très haute noblesse de robe de Toulouse et celui qu’on appelle le Président est un magistrat parmi les plus connus et puissants du Parlement de Toulouse. Pendant la Révolution (1789-1794) et la Terreur 93-94, il est arrêté avec 53 autres parlementaires, transférés à Paris, jugés sommairement et guillotinés au printemps 1794. Nous avons conservé un portrait de cette illustre victime.
De la famille des "d’" d’Ayguesvives, Paul d’Ayguesvives-Malaret est le père des Petites Filles Modèles de la comtesse de Ségur. Ce livre a été lu par des centaines de milliers d’adolescentes françaises, avant 1940. Il s’agit d’un des plus célèbres ouvrages de la littérature française, Camille et Madeleine venaient très souvent à Ayguesvives admirer les bateaux qui "passaient" sur le canal ou encore au "moulin de Ticaille" (1831) qui appartenait à la famille. Les Petites Filles Modèles sont inhumées près de Verfeil, à Saint Sernin des Rais, un musée leur est consacré à la mairie de Verfeil (voir Couleur Lauragais, n° 88, décembre 2006).

L'église d'Ayguesvives est caractéristique de l'époque du pastel, construite dans un style gothique tardif, clocher-mur typique du Lauragais
L'église d'Ayguesvives est caractéristique de l'époque du pastel, construite dans un style gothique tardif,
clocher-mur typique du Lauragais

Une armée anglaise à Ayguesvives en 1814 - En 1808, Napoléon Ier envahit l’Espagne avec 200 000 hommes, et après de sanglantes batailles occupe le Portugal et l’Espagne mais une longue guerre commence qui dure jusqu’en 1814. Les Français se heurtent au soulèvement diffus des paysans espagnols, une armée anglaise (général Wellington) débarque au Portugal et les armées napoléoniennes doivent évacuer l’Espagne, l’une par Barcelone, l’autre (maréchal Soult) par le pays basque et Bayonne. Soult par Pau et St Gaudens gagne Toulouse où il s’enferme, une armée anglo-espagnole le suit et s’installe à Saint Cyprien. Pour essayer de couper la route Toulouse-Castanet-Villefranche-Carcassonne, le corps anglais de Hill remonte la vallée de l’Ariège qu’il traverse à Cintegabelle et s’engage dans les collines en direction de Nailloux. Mais il avait plu fortement, les canons s’embourbent et n’arriveront jamais à Nailloux, seuls les cavaliers passent de Nailloux vers les Bastards et rencontrent des cavaliers français arrivés de Castanet. Le combat se déroule sur le territoire d’Ayguesvives "au champ de la guerre" à 400 m environ des Bastards. En 1940 un laboureur a dégagé le squelette d’une victime. Le 10 avril 1814, Wellington attaque et livre la célèbre bataille de Toulouse, le dimanche 10 avril. Les français de Soult sont vaincus et évacuent Toulouse en empruntant la route de Castanet, suivis par la cavalerie anglaise. Le mardi 12 un combat a lieu à Baziège, d’où l’existence d’un cimetière anglais à Lamothe. Quelques soldats anglais s’installent à Ayguesvives faisant partie du 28e régiment d’infanterie du général Hill du 13 avril au 10 mai 1814 ; des femmes les accompagnaient.
Les relations avec les habitants du village semblent mauvaises. Une ayguesvivoise, Marie Buc, reconnait s’être battue avec les Anglaises, puis c’est le drame : au cours d’une rixe dont l’enjeu semble une fille du village, Cécile Buc, un soldat est grièvement blessé "d’un coup de crosse" par François Berseille, il s’appelait Neal Mac Caully et meurt le 11 mai 1814, à 9 h du soir, dans la maison du sieur Rigaud. Nous possédons ces détails grâce à une enquête que fait le maire (de Campferran) et qui est conservée aux archives municipales.

Je terminerai cette esquisse de quelques évènements intéressants de l’Histoire d’Ayguesvives par un autre drame du 19e siècle : le procès et l’exécution de Jean Carcassès. Il s’agit d’un maître-valet d’Ayguesvives qui travaille à la borde "d’en Barrière" située entre le village et les Bastards et qui existe toujours. En 1829 Carcassès est accusé d’avoir mis le feu aux bâtiments de la ferme, pour ce délit il est jugé à Toulouse et condamné à mort par le jury de la Cour d’assises, par 7 voix contre 5. Il est exécuté sur la place du foirail de Baziège le 27 juin 1829 ; voici le récit de l’atroce exécution, par le greffier qui assiste à l’opération : "nous nous sommes rendus sur la place dite du foirail et où avait été dressé d’avance un échafaud. Nous avons vu arriver sur un charriot, escorté par des gendarmes le nommé Jean Carcassès assisté d’un prêtre. l’exécuteur des arrêts criminels de la cour d’assises de la Haute-Garonne s’est emparé du condamné ; Carcassès a parlé un instant sans pouvoir être entendu de nous, attaché à l’instrument de son supplice, sa tête a été dans l’instant séparée du tronc, il était une heure vingt minutes". La peine de mort ne sera abolie en France qu’en 1981 et cette abolition inscrite dans la Consti-tution en février 2007 ; par contre le Président des Etats-Unis Thomas Jefferson qui, en 1787 a couché près de l’écluse de Ticaille était hostile à la peine de mort. Il était très avancé sur les moeurs de la justice américaine car en 2008 plusieurs dizaines d’exécutions ont eu lieu dans les états du Sud, plusieurs milliers en Chine...

Quelques monuments célèbres - Ami lecteur, il faut visiter Ayguesvives et ses monuments : contre le mur de l’église, au Nord du chevet, une borne milliaire venant de la voie romaine d’Aquitaine (via aquitania) avec des inscriptions d’empereurs romains du 3e siècle après Jésus Christ. Sur les bords du canal, il faut voir l’écluse d’Ayguesvives (ou de Ticaille) construite tardivement vers 1831, avec un étage (ce qui est rare), l’écluse du Sanglier est de 1750, l’aqueduc de Vauban est de 1686-87 : il permet le passage du ruisseau Amadou sous le canal, voir encore la borne Jefferson. Au village, deux châteaux : un datant de la fin du 16e siècle donc de la belle période du pastel, avec d’immenses toits : c’est le château de la puissante famille des St Félix ; l’autre château, aujourd’hui mairie, est construit vers 1720-1740 par la famille Martin d’Aygues-vives : il s’agit d’une copie de Versailles, sans toit apparent, un bel édifice du froment. L’église est aussi de la période du pastel (16e siècle) avec une inscription de 1521 sur une cloche (la plus grosse) et un très beau clocher mur pignon avec 5 baies campanaires.

L'acqueduc de Vauban a été construit de 1687 à 1689 par Dominique Gilade, ancien employé de Pierre Paul Riquet
L'acqueduc de Vauban a été construit de 1687 à 1689 par Dominique Gilade, ancien employé de Pierre Paul Riquet. C'est l'œuvre d'art (deux galeries ou voûtes) par laquelle le ruisseau Amadou passe sous le canal.
Crédit photo : Josiane Lauzé

Bouleversements récents - La mutation d’Ayguesvives a été précoce : 1960 eau courante sous pression, 1963 assainissement ; le mouvement est continuel. On assiste à une explosion démographique : 500 habitants en 1970, 2300 (environ) en 2009. L’agriculture est importante malgré la disparition des agriculteurs ; une seule exploitation est dirigée par un ayguesvivois de souche : Plante à Jany. Une zone industrielle s’est développée à Labal Prioul à partir de 1971 : 300 employés aujourd’hui, notamment chez Zodiac. Dans le domaine de l’Education, alors que j’ai connu la classe unique, nous avons un collège de 800 élèves, un groupe primaire de 8 classes et 5 classes de maternelle soit au total 310 élèves environ, un marché le mercredi, une nouvelle mairie en 2005, une MJC de 700 adhérents. Partout des maisons récentes, des pavillons indépendants abritant une population secondaire et tertiaire, et la construction prochaine d'un ensemble résidentiel.

Jean ODOL

Bibliographie :
Jean Odol : "le Lauragais, pays des cathares et du pastel" 2005 - "La bataille de Baziège" mars 2009
S. Saillard et J. Odol : "Histoire d’Ayguesvives et du Lauragais", 400 pages - à paraître en 2009
Jean Odol : nombreux articles dans Couleur Lauragais, souvenirs personnels abondants. Né à Ticaille-Ayguesvives dans une famille de paysans travaillant le terroir ayguesvivois depuis 1622 (En Barrière, les Landes, Ticaille).

Couleur Lauragais n°111 - Avril 2009