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Couleur Lauragais : les journaux

Au fil de l'eau

La rigole de la montagne,
de l'idée à la réalisation

?L'une des idées les plus géniales de Pierre Paul Riquet fut assurément d'aller chercher sur le versant méridional de la Montagne Noire l'eau qui lui manquait pour alimenter son canal. Car s'il avait pensé à l'origine s'approvisionner exclusivement dans une rivière du versant nord, le Sor, une étude et des mesures sérieuses lui avaient rapidement révélé que le débit de ce cours d'eau, bien qu'abondant, était néanmoins insuffisant.

L'épanchoir du Conquet : le déversement des eaux dans le talweg affluent du Sor (avril 2011).
L'épanchoir du Conquet : le déversement des eaux
dans le talweg affluent du Sor (avril 2011).

?L'épanchoir du Conquet - Situé au sud-est du barrage moderne des Cammazes, l'épanchoir du Conquet constitua un élément capital du système d'alimentation du canal du Midi au début de son histoire. C'est en effet l'endroit que choisit Riquet comme exutoire de sa « rigole de la montagne » dans le bassin du Sor. Dans son projet de base, les eaux collectées sur le versant Sud de la Montagne Noire par ce canal de dérivation étaient déversées en ce lieu à la tête d'un talweg mineur descendant en pente raide dans la rivière précitée dont le lit se trouve maintenant au fond du lac. Les eaux du Sor étaient ensuite reprises beaucoup plus bas, en aval de Durfort, par la « rigole de la plaine » qui les conduisait jusqu'au seuil de Naurouze où elles se jetaient dans le canal de navigation (ceci est d'ailleurs toujours partiellement vrai). Lorsque fut décidée la construction du grand réservoir de Saint-Ferréol, Riquet prévit de prolonger la rigole de la montagne pour remplir facilement ce lac
artificiel dont le ruisseau nourricier naturel, le Laudot, n'avait pas un débit suf-fisant. Ce fut Vauban qui, six ans après la mort de Riquet, fit réaliser ce segment complémentaire entre le Conquet et les Cammazes où il fit percer la fameuse voûte qui porte son nom.

Flânons le long de la rigole ! - On accède au site de l'épanchoir par un chemin bitumé se détachant, au lieu-dit L'Alquier, de l'antique route qui relie Revel à Carcassonne par les Cammazes et Saissac (RD 629). Ce chemin communal est lui aussi très ancien ainsi que l'indique le cadastre de Saissac sur lequel il porte le nom de chemin de Saint Papoul à Arfons. Je suis persuadé que c'est en parcourant cette voie que Riquet découvrit les facilités qu'offrait ce lieu pour mettre en communication les deux versants de la montagne.
Le chemin de service qui longe la rigole de bout en bout permet de faire sans effort des promenades très agréables. Le parcourir depuis l'épanchoir du Conquet jusqu'au site du Lampy-Vieux donne l'occasion d'observer quelques particularités intéressantes.

La tranchée occidentale du Conquet : la rigole est longée aux 2/3 de sa hauteur par son chemin de service ; le bassin du Rieutort se situe à l'arrière plan derrière les arbres.
La tranchée occidentale du Conquet : la rigole est longée aux 2/3 de sa hauteur par son chemin de service ;
le bassin du Rieutort se situe à l'arrière plan derrière les arbres.

Lorsque l'on part vers l'est depuis l'épanchoir, la rigole traverse immédiatement le petit col de l'Alquier par l'intermédiaire d'une tranchée profonde, visiblement creusée de main d'homme, longue d'une centaine de mètres et dont les flancs atteignent jusqu'à 8 m de hauteur. On coupe ici la ligne de partage des eaux qui sépare les versants atlantique et méditerranéen. Surplombant la rive opposée, le chemin qui dessert la ferme du Conquet franchit, lui aussi, ce col. Après ce passage encaissé, la rigole débouche sur la plaine suspendue du Conquet où serpente le ruisseau bien nommé du Rieutort. On trouve là un deuxième épanchoir qui sert à vider la rigole lorsque son entretien le nécessite. On suit alors le rebord occidental de cette large cuvette à la limite des pentes plus prononcées que présente le vallon vers l'aval, puis on longe le versant septentrional d'un mamelon culminant à 655 m qui limite cette plaine au sud. Après un virage en équerre qui nous dirige alors plein sud, on franchit un nouveau col au prix d'une tranchée encore plus longue (200 m) et plus encaissée (15 m) que la première. Repartant maintenant plein est, la rigole décrit des sinuosités dues aux vallons que les ruisseaux ont entaillé dans la montagne, et elle franchit encore deux épaulements qui se détachent du massif (tous deux nommés La Rassègue sur la carte IGN au 1/25 000e) par deux petits cols que l'on traverse l'un par une courte tranchée peu profonde (3 m) et le dernier « à niveau ». On arrive enfin au site du Lampy-Vieux, où Vauban, pour améliorer le dispositif de Riquet, avait construit un premier barrage qui précéda d'un siècle l'ouvrage actuel situé un peu plus haut sur le même cours d'eau. La digue de la retenue primitive, maintenant désaffectée, supporte toujours la route qui joint Saissac à Arfons (RD 4). En s'avançant le long des réaménagements modernes de la rigole dans le secteur de l'ancien petit lac on peut encore voir la partie centrale du parement interne du vieil ouvrage et son ancien conduit de vidange par lequel s'écoule maintenant le ruisseau qui a repris ses droits.

Carte de la rigole

La présence des trois tranchées intrigue : quelle est leur raison d'être ? - Le simple examen d'une carte topographique permet de se rendre compte que grâce à elles le trajet de la rigole est plus direct. La première économise un détour dans le fond du vallon du Conquet, la deuxième et la troisième évitent de faire le tour des buttes culminant à 655 m et à 633 m. Par quel cheminement le concepteur du canal en est-t-il arrivé à cette solution judicieuse ?

Le premier projet de Riquet - Lorsque en 1662 Riquet proposa son projet de canal à Colbert, ce dernier décida de nommer une commission d'experts pour l'évaluer. En 1664, celle-ci se rendit en Langue-doc pour juger sur pièces. Le compte-rendu qu'elle rédigea à la suite de cette visite des lieux nous apporte des précisions sur les conceptions de notre ingénieur autodidacte à ce moment-là. Empruntant la route de Revel à Carcas-sonne, Riquet les amena tout d'abord à l'endroit où cette voie croise le torrent du Rieutort. De là, il les conduisit jusqu'au col de l'Alquier où il leur affirma que pour forcer le Rieutort à se jeter dans le Sor il suffisait de construire dans son vallon un barrage de 24 m de haut, 96 m de long et 10 m d'épaisseur à la base (soit dit en passant, on comprend pour quelles raisons il avait fait construire quelques neuf ans plus tôt une digue similaire dans un vallon de sa propriété de Bonrepos). L'eau, dont le niveau aurait ainsi été relevé, serait alors conduite jusqu'au bassin du Sor par une rigole longue de 392 m. Toutefois, pour franchir le col de l'Alquier il serait nécessaire d'y creuser une tranchée de 220 m de long, et profonde de 50 m. Ces précisions nous conduisent à localiser le barrage projeté au sud-ouest de la ferme du Conquet à la hauteur de l'épanchoir de vidange actuel, et la tranchée à son emplacement présent (la profondeur attribuée à cette dernière me paraissant toutefois très exagérée). Ensuite Riquet fit passer les experts dans le vallon du Lampy, probablement par le col où se situe maintenant la deuxième tranchée, et leur montra le lieu-dit Pas-de-Lampy, que l'on peut raisonnablement situer au sud-est du dit col, à l'amont de la ferme Compagne, où, là aussi, il comptait construire un barrage de 40 m de haut, 130 m de long et 16 m de large à la base, qui devrait élever l'eau jusqu'à l'altitude du col, lequel serait lui-même franchi dans une rigole. Puis le groupe remonta le cours du Lampy jusqu'à son confluent avec le Lampiot, puis encore cet affluent d'où ils gagnèrent un nouveau col pour entrer dans le vallon de la Vernassonne, col que Riquet entendait emprunter pour faire passer les eaux de ce dernier torrent dans le Lampy. Ils allèrent ainsi jusqu'à l'Alzeau en mesurant les distances et les niveaux.

Le site de l'épanchoir du Conquet. Au premier plan : la rigole de la montagne qui vient de sortir de sa dernière tranchée et de passer sous un pont. De gauche à droite : la maison du garde, la vanne commandant l'envoi de l'eau dans la section ouest (réalisée par Vauban) de la rigole de la montagne, la vanne commandant l'envoi de l'eau dans le talweg affluent du Sor (épanchoir), le pont du chemin de service de la rigole sur la branche épanchoir.
Le site de l'épanchoir du Conquet. Au premier plan : la rigole de la montagne qui vient de sortir de sa dernière tranchée et de passer sous un pont. De gauche à droite : la maison du garde, la vanne commandant l'envoi de l'eau dans la section ouest (réalisée par Vauban) de la rigole de la montagne, la vanne commandant l'envoi de l'eau dans le talweg affluent du Sor (épanchoir), le pont du chemin de service de la rigole sur la branche épanchoir.
L'actuel aqueduc du Lampy-Vieux : la rigole, vue depuis l'amont, passe ici sur le torrent du Lampy ; l'ancienne chaussée est à sa gauche ; l'ancien lac du Lampy-Vieux est à sa droite
L'actuel aqueduc du Lampy-Vieux : la rigole, vue depuis l'amont, passe ici sur le torrent du Lampy ; l'ancienne chaussée est à sa gauche ; l'ancien lac du Lampy-Vieux est à sa droite
La chaussée du Lampy-Vieux : Le parement (soigné) de l'ancien barrage désaffecté avec son conduit de vidange qui est maintenant devenu le chemin normal du torrent du Lampy. Ce dernier a été canalisé par deux murs modernes qui retiennent les sédiments accumulés dans l'ancien lac.
La chaussée du Lampy-Vieux : Le parement (soigné) de l'ancien barrage désaffecté avec son conduit de vidange
qui est maintenant devenu le chemin normal du torrent du Lampy. Ce dernier a été canalisé par deux murs modernes
qui retiennent les sédiments accumulés dans l'ancien lac.

On voit donc que dès cette époque Riquet avait clairement adopté le principe du barrage pour élever le niveau de l'eau dans un vallon (il appelait cela le "regonflement"), et celui de la tranchée pour abaisser l'altitude d'un col. On sait par ailleurs que depuis neuf ans il se livrait à des expériences dans sa propriété de Bonrepos non loin de Verfeil, où il avait fait construire une « machine hydraulique » qui comprenait notamment un petit barrage.

La rigole d'essai - Après l'avis favorable rendu par cette commission sur le projet, et pour en prouver définitivement la faisabilité, Colbert demanda à Riquet de creuser une rigole d'essai, ce que fit ce dernier au cours de l'été de 1665. Il va de soi qu'il n'était pas question, pour ce simple ouvrage probatoire, d'engager des travaux trop onéreux et de creuser de grandes tranchées ni d'élever de grands barrages. Comme les vestiges éventuels n'en sont pas aisément décelables sur le terrain, nous sommes essentiellement renseignés sur l'itinéraire que suivit la rigole d'essai par une carte qu'en dressa François Andréossy en 1666 et dont les archives du Canal du Midi (VNF) détiennent toujours une copie. Son trajet diffère sensiblement de celui exposé l'année précédente à la commission d'experts, ce qui s'explique par les raisons financières que nous venons d'évoquer. Ce canalet était contraint de suivre, avec une pente aussi modeste que possible, les flancs des reliefs, et son altitude était fixée par les cols à emprunter, au premier rang desquels celui de l'Alquier entre le Sor et le Rieutort. La carte d'Andréossy montre que la rigole d'essai remontait assez loin dans le vallon du Rieutort, en rive droite de ce dernier. Puis, à l'amont de ce ruisseau, un col au nord du château du Buisson lui donnait accès au vallon du Lampy dans lequel elle pénétrait très profondément pour couper ce ruisseau bien en amont de son confluent avec le Lampiot (nommé Lampillon dans les documents de l'époque), lequel confluent se trouve maintenant sous les eaux du Lampy-Neuf. Rejoignant et coupant cet affluent, elle gagnait ensuite un col à l'est du hameau du Cammas lui permettant d'entrer dans le vallon de la Vernassonne, d'où elle rejoignait enfin l'Alzeau par un trajet à flanc de montagne situé à une quarantaine de mètres au dessus de la rigole actuelle.

L'entrée de la tranchée orientale du Conquet : la rigole, vue depuis l'amont, quitte là le bassin versant du torrent du Lampy pour passer dans celui du Rieutort.
L'entrée de la tranchée orientale du Conquet :
la rigole, vue depuis l'amont, quitte là le bassin versant
du torrent du Lampy pour passer dans celui du Rieutort.
La tranchée orientale du Conquet : la rigole est vue depuis le chemin de service.
La tranchée orientale du Conquet :
la rigole est vue depuis le chemin de service.

L'essai fut pleinement concluant, le 9 novembre 1665 l'eau de la Montagne Noire coula à Naurouze, et en octobre 1666 Louis XIV signa l'édit pour la jonction des mers Océane et Méditerranée par un canal de communication et en confia la réalisation à l'auteur du projet.

Le tracé final - Le tracé de la rigole définitive fut encore différent. Riquet conserva pour le premier tronçon l'itinéraire qu'il avait montré aux experts mais il y supprima les chaussées de « regonflement » initialement projetées sur le Rieutort et le Lampy. Très tôt il avait fait le choix de garder l'altitude la plus basse possible, laquelle était liée au col de l'Alquier, et avait en conséquence abandonné l'idée de passer par le Lampiot. Cette option, disait-il dans une lettre à Colbert de la fin de 1664, permettait d'accroître la quantité d'eau recueillie par le canalet. Effectivement en abaissant l'altitude de collecte, on augmente la superficie de l'impluvium. Ce choix conduisait à garder à la voie d'eau une pente uniforme et présentait d'autres avantages. Compte tenu de la configuration de cette vieille montagne, avec une vaste partie sommitale globalement en pente faible vers le sud et des flancs plus raides, une diminution de l'altitude de la rigole pouvait amener dans certains vallons une réduction sensible de la longueur du trajet, c'est le cas au Rieutort. Enfin en prenant l'eau le plus bas possible sur l'Alzeau on évitait d'avoir à indemniser les propriétaires des moulins situés en amont, et il y en avait certainement plusieurs à La Galaube.

En bordure de la "plaine" du Conquet : la rigole vue depuis l'aval.
En bordure de la "plaine" du Conquet : la rigole vue depuis l'aval.

Il paraît clair que lors de l'élaboration du tracé définitif, les géomètres de Riquet, parmi lesquels François Andréossy a dû jouer un rôle ma-jeur, ont eu à coeur de réduire au maximum les détours dans les fonds de vallées et autour des épaulements. En définitive, puisque la rigole actuelle franchit "à niveau" le col oriental de La Rassègue il est raisonnable de penser que les géomètres ont choisi de fixer là leur cote de référence. Celle-ci une fois définie, si l'on voulait éviter de contourner les divers contreforts qui se présentaient, le creusement de tranchées de passage s'imposait là où des cols suffisamment modestes existaient. Les distances ainsi économisées sur le trajet de la rigole compensaient largement les volumes supplémentaires qu'il fallait excaver pour abaisser les cols. C'est là très certainement la raison de l'itinéraire actuel dans ce secteur et de ses particularités. Notons au passage que ce résultat n'a pu être obtenu que grâce à une bonne maîtrise des techniques de nivellement. Pour franchir le torrent du Lampy Riquet choisit une solution originale : afin de raccourcir le parcours de la rigole il coupa au travers du vallon à un endroit peu encaissé. L'aqueduc qu'il y construisit était constitué d'une conduite en bois portée par une chaussée en pierre. Néanmoins lors de son inspection de 1686 Vauban trouva ce dispositif trop peu satisfaisant et il décida de reprendre la solution du barrage de « regonflement ». Pour cela il fit renforcer et exhausser la digue de Riquet. De cette manière il dotait la rigole d'un bassin de régulation du débit et de piégeage des alluvions. Au milieu du XXème siècle, le lac du Lampy-vieux était complètement envasé et il fut désaffecté. Ironie de l'histoire, les ingénieurs du canal revinrent alors à la solution de l'aqueduc, mais cette fois en béton !

Au final, on ne peut qu'être admiratif devant l'ingéniosité et le soin apportés par les géomètres de Riquet à l'optimisation du tracé de ce simple canal de dérivation.

Gérard Crevon

Crédit photos : Gérard Crevon

Couleur Lauragais n°134 - Juillet-Août 2011