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Couleur Lauragais : les journaux

Au fil de l'eau

Un canal, Monsieur Riquet ? quelle drôle d'idée !

Le canal du Midi tient une place de choix dans le paysage et dans le cœur des gens d’ici. C’est sans conteste l’une des œuvres majeures du règne de Louis XIV, et le génie de celui qui su le concevoir puis le réaliser, en dépit des difficultés que la tâche présentait, est unanimement célébré.
En écrivant à Colbert en 1662 pour lui proposer son projet, Riquet enclenche un processus qui aboutit quatre ans plus tard à l’édit royal ordonnant de construire le Canal d’Entre-Deux-Mers, gigantesque chantier dont il reçoit alors la direction et qu’il mène de façon magistrale jusqu’à sa mort en 1680. On connaît tous les détails de cette entreprise qui a été abondamment décrite dans la littérature. On est par contre nettement moins bien renseigné sur la naissance et la maturation des idées qui animèrent cet homme dans l’élaboration de son projet. Qu’est-ce qui amena Riquet à s’intéresser à la construction d’un canal entre Aude et Garonne ?.

Pierre Paul Riquet à Bon Repos Riquet
Pierre Paul Riquet à Bon Repos Riquet
crédit photo : Couleur Média
Comment pu-t-il acquérir les connaissances géographiques, hydrographiques, topographiques et technologiques indispensables pour bâtir un projet aussi remarquable pour son époque ? On peut tenter de reconstituer sa démarche en faisant des hypothèses (parfois bien spéculatives) à partir de sa biographie

Gravure du 19ème : Naurouze (1664), au partage des eaux, Riquet expose son projet aux commissaires du Roi et des Etats
Gravure du 19ème : Naurouze (1664), au partage des eaux, Riquet expose
son projet aux commissaires du Roi et des Etats - crédit photo : collection Jacques Batigne

Un canal ? Et pour quoi faire ?
A la naissance de Riquet (vraisemblablement en 1609, à Béziers), on construit couramment en Languedoc des fossés de drainage pour assécher des marécages, et des canaux de dérivation qui prélèvent l’eau des ruisseaux ou des rivières pour irriguer des zones de culture, alimenter les fontaines publiques des villes de quelque importance, ou encore pour actionner des moulins. Cette eau détournée de son chemin naturel est en général captée au moyen d’une petite digue barrant le lit du cours d’eau. Tous les ouvrages de cette nature réalisés jusqu’alors sont de faible importance : les canaux sont de petit gabarit et de faible longueur, et les barrages de très faible hauteur. Pour fonctionner ils n’ont besoin que d’être équipés d’un système de vannes assez rudimentaire. Lorsque les rivières ont un débit suffisant, on sait aussi aménager leur lit pour les rendre navigables par des embarcations de faible tirant d’eau. En Europe toutefois, la technologie des canaux de navigation vient de faire de gros progrès : Léonard de Vinci a peut-être inventé et en tout cas mis en œuvre l’écluse à sas, véritable ascenseur à eau, qui permet de transférer des bateaux entre deux plans d’eau d’altitude différente ; et Adam de Craponne a trouvé la solution qui permet à un canal de franchir une surélévation : il suffit de l’alimenter en eau au “point de partage”, là où l’altitude du canal est maximale. Toutes ces idées ont été appliquées avec succès par Hugues Cosnier (1567-1629) et ses continuateurs dans la conception du canal de Briare entre la Loire et le Loing, un affluent de la Seine. La construction de cet ouvrage, long d’une cinquantaine de km, a commencé en 1605, mais ne s’est terminée qu’en 1642 après une interruption des travaux de 1610 à 1638 par faute de financement liée aux troubles politiques.
Mais pourquoi vouloir construire un canal de navigation ? Sur la terre ferme, lorsque l’on veut transporter des marchandises, les chemins ordinaires ne sont utilisables que par les animaux de bât, lesquels ne peuvent porter que des charges relativement faibles (au maximum une centaine de kg).
La construction des routes carrossables a un coût non négligeable et celles-ci demandent ensuite un entretien régulier ; la capacité des chariots qui y transitent équivaut au mieux à la charge d’une dizaine de bêtes de somme, et en définitive le trafic qu’elles permettent n’est pas extrêmement conséquent. Par contre au fil des âges la technique de construction des bateaux s’est remarquablement perfectionnée et la capacité de ces derniers atteint des tonnages importants, valant jusqu’à soixante fois celle des meilleurs chariots. De ce fait le transport en grosses quantités et sur de longues distances de marchandises de toute nature (et en particulier des pondéreuses) est beaucoup plus aisé sur l’eau que sur la terre ferme (et, partant, plus économique). Toutefois, ce mode de transport ne peut être pratiqué que sur la mer ou sur les fleuves navigables. Le rôle capital joué par la Méditerranée sous les Phéniciens, les Grecs et les Romains dans la naissance et le développement des échanges commerciaux entre ses rives extrêmes, ou celui joué par le Nil en tant qu’axe de communication majeur dans l’éclosion et l’épanouissement de la civilisation égyptienne témoignent de cette réalité. Au XVIIe siècle, sur la Seine, la Garonne, le Rhône, la batellerie tient une place non négligeable au plan économique. Créer un voie navigable continue entre la Méditerranée et l’Atlantique, même si le coût de sa construction devait être considérable, permettrait de dynamiser vigoureusement les échanges entre les rivages qu’elle relierait, de même qu’avec les contrées qu’elle traverserait. Mais il y a plus encore : pour être livrées sur les côtes atlantiques, les marchandises chargées sur les côtes méditerranéennes doivent parcourir un long trajet sous la menace des tempêtes, des pirates barbaresques et empruntant le détroit de Gibraltar sous le contrôle du roi d’Espagne. Une route nautique creusée à travers l’isthme gaulois éliminerait radicalement ces inconvénients majeurs. C’est un argument fort que le père du canal du Midi ne manquera pas de faire valoir le moment venu.

La rigole de la plaine, récupérant les eaux du ruisseau du SOR en provenance de Durfort, démarre sur la commune de Sorèze au lieu-dit "Pont-Crouzet". Elle traverse ensuite Revel passant par le "Moulin du Roy" autrefois dénommé "Port Louis", puis Saint-Félix Lauragais par "les Thomasses" et "l'Enclas" et quelques communes audoises, avant de rejoindre le Canal du Midi au Seuil de Naurouze.

La rigole de la plaine, récupérant les eaux du ruisseau du SOR
en provenance de Durfort, démarre sur la commune de Sorèze
au lieu-dit "Pont-Crouzet". Elle traverse ensuite Revel passant
par le "Moulin du Roy" autrefois dénommé "Port Louis",
puis Saint-Félix Lauragais par "les Thomasses" et "l'Enclas"
et quelques communes audoises, avant de rejoindre
le Canal du Midi au Seuil de Naurouze.
crédit photo : Couleur Média

A la “Tranchée du Conquet”(lieu-dit),  la rigole passe du versant méditerranéen au versant atlantique. A ce point, l’eau peut être éventuellement dérivée vers le Sor (sous-affluent du Tarn).
A la “Tranchée du Conquet”(lieu-dit), la rigole passe du versant
méditerranéen au versant atlantique. A ce point, l’eau peut être
éventuellement dérivée vers le Sor (sous-affluent du Tarn).
Crédit photo : Lucien Ariès

Un canal, Monsieur Riquet ? Mais d’où vous vient cette idée là ?
Pendant la jeunesse de Riquet des projets de construction d’un canal de navigation entre l’Aude et la Garonne sont périodiquement proposés aux autorités et défrayent la chronique régionale. Aucun n’aboutit parce que tous manquent de fiabilité technique et que leur coût paraît démesuré. Le propre père de Riquet et son futur beau-père ont eu à se prononcer en tant que notables biterrois sur celui présenté en 1618 aux Etats du Languedoc par Bernard Arribat et qui fut rejeté. On conçoit donc que Riquet soit très tôt sensibilisé à cette question de canal. On peut même penser que son tempérament l’incline à y trouver un certain intérêt intellectuel, car pendant ses études au collège des jésuites de Béziers il a montré beaucoup plus d’attirance et de dons pour les sciences et les mathématiques que pour les langues anciennes et le droit. Plus tard Riquet étudiera attentivement les projets de ses devanciers car dans sa lettre de 1662 il en soulignera le défaut fondamental.
Le parrain de Riquet, François de Portugniare, réside à Sorèze au pied de la Montagne Noire tout près du débouché de la rivière Sor dans la plaine. Il se peut donc que notre homme ait fréquenté très tôt la moitié occidentale de ce massif à l’occasion de quelques possibles visites ou séjours chez son parrain car l’un des itinéraires les plus simples pour se rendre de Béziers à Sorèze passe près de Carcassonne et traverse la Montagne Noire par Saissac et Les Cammazes.
C’est ce même parrain qui le fait entrer en 1630, à 21 ans, à la Ferme des gabelles du Languedoc sur un poste de contrôleur, car ses études ne l’ont pas qualifié pour un métier « de robe ». Ses dons d’organisateur et son efficacité vont se révéler rapidement. Ils seront à l’origine de sa fortune. Quatre ans après il achète la charge de Receveur du grenier à sel de Mirepoix. Cette ville est située sur un sous-affluent de la Garonne, donc sur le versant atlantique de notre isthme. Lorsque ses affaires l’appellent sur la côte méditerranéenne ou qu’il va à Béziers voir ses parents, Riquet est conduit à franchir la ligne des collines du Razès afin de rejoindre la vallée de l’Aude. C’est peut-être dans ce cadre-là qu’il découvre la notion de bassin hydrographique. Au cours de ces trajets il parcourt d’ouest en est la large plaine qui sépare la Montagne Noire des Corbières, région que traversera plus tard son canal, et il en acquiert probablement alors une connaissance géographique fine. En outre, vu la distance séparant Mirepoix des salins de la côte, les problèmes que ce marchand de sel par délégation royale doit résoudre pour approvisionner ses entrepôts ont dû lui faire saisir la part importante du coût du transport dans le prix de revient des marchandises pondéreuses dont les sources sont éloignées.
En 1638 Riquet, qui réside toujours à Mirepoix, se marie à Catherine de Milhau dont la famille, originaire de Béziers, habite depuis quelques années St-Félix-de-Lauragais. On peut imaginer que notre homme a assidûment fréquenté leur maison dès avant son mariage et qu’il a acquis dans ces circonstances une connaissance de terrain approfondie des contrées situées entre les deux villes, et en particulier du large couloir menant de Castelnaudary à St-Félix. Depuis cette dernière bourgade le panorama sur la plaine est excellent et permet, lorsque le temps est favorable, d’en détailler très finement la topographie.
1642 est l’année d’ouverture du canal de Briare, et une tradition de ce pays rapporte que Riquet a visité l’ouvrage achevé. On est de toute manière certain qu’il en connaissait les détails de réalisation. Cela montre que son intérêt pour les canaux était alors très vif. L’exemple concret de ce canal opérationnel a dû le convaincre que celui de Languedoc était techniquement possible et a dû aiguiser son désir de le réaliser. Dans son projet il reprendra à son compte les deux solutions fondamentales qui y sont appliquées : l’alimentation au point de partage, et les écluses à sas.

Le point d’alimentation le plus haut et le plus éloigné est la Prise d’Alzeau, affluent du Fresquel, lui-même affluent de l’Aude, à environ 650 m d’altitude. Cette prise d’eau constitue l’origine de la Rigole, dite “Rigole de la Montagne”. Le Canal du Midi possède d’autres prises d’eau supplémentaires sur son parcours, ne serait-ce que pour compenser l’évaporation : sur le Fresquel, près de Carcassonne, sur l’Orbiel en amont de Trèbes, sur l’Aude en aval de Trèbes, sur le Cesse près du Somail, sur l’Orb à Béziers, sur l’Hérault à Agde.
Le point d’alimentation le plus haut et le plus éloigné est la Prise d’Alzeau, affluent du Fresquel,
lui-même affluent de l’Aude, à environ 650 m d’altitude. Cette prise d’eau constitue l’origine de la Rigole,
dite “Rigole de la Montagne”. Le Canal du Midi possède d’autres prises d’eau supplémentaires sur son parcours,
ne serait-ce que pour compenser l’évaporation : sur le Fresquel, près de Carcassonne, sur l’Orbiel en amont de Trèbes,
sur l’Aude en aval de Trèbes, sur le Cesse près du Somail, sur l’Orb à Béziers, sur l’Hérault à Agde.
crédit photo : Couleur Média

Un canal ? Bon, où ça ?
En 1648 Riquet est receveur des chambres à sel de Mirepoix, Castres et Lacaune, ce qui l’amène à lier connaissance avec l’évêque de Castres, Monseigneur d’Anglure de Bourlemont, une relation qui s’avèrera plus tard bien précieuse. Il vient habiter Revel, au milieu des circonscriptions dont il a la charge, dans une contrée qu’il connaît bien entre le domicile de ses beaux-parents et celui de son parrain. Dans sa lettre du 29 mai 1668 il dira à Colbert qu’il étudie son projet depuis 18 ans, c’est donc à Revel en 1650 qu’il commence à élaborer celui-ci. Sa richesse déjà confortable lui permet de rendre des services à la municipalité qui a des difficultés financières. En contrepartie il rachète petit à petit les droits sur l’eau détenus par la ville (canaux de dérivation, moulins) ; il en détiendra la totalité en 1658. C’est probablement dans ces circonstances qu’il fait la connaissance de Pierre Campmas, un fontainier, c’est-à-dire un employé municipal dont la fonction est de pourvoir à l’approvisionnement en eau de la ville. Ce métier implique de savoir mesurer, au moins grossièrement, le débit des ruisseaux que l’on capte à cette fin, d’évaluer les dimensions (gabarit, pente) à donner à un canal pour écouler un débit donné, de savoir mesurer des différences de niveau sur le terrain pour tracer un canal avec une pente donnée, d’évaluer la perméabilité des terrains traversés. Par l’expérience et les connaissances pratiques qu’il a accumulées sur le captage et l’acheminement des eaux, Pierre Campmas deviendra rapidement un auxiliaire très précieux pour Riquet. Or à cette époque la ville de Revel est alimentée en eau par un petit canal de dérivation qui se détache de la rivière Sor en aval de Durfort non loin de Sorèze, et qui chemine à flanc de versant sur le piémont de la Montagne Noire. C’est probablement en considérant cet ouvrage que Riquet prend conscience que si l’on peut amener l’eau du Sor à Revel pour alimenter des fontaines ou faire tourner des moulins, on peut tout aussi bien l’amener un peu plus loin pour alimenter un canal de navigation. Car Riquet n’a pu manquer de remarquer qu’il y a dans les environs de Revel un seuil qui peut être utilisé comme point de partage pour un canal qui relierait l’Aude à la Garonne. En effet, au sud de Revel la ligne de partage des eaux entre les versants atlantique et méditerranéen court sur les crêtes de la Montagne Noire, puis, à l’ouest de ce massif, descend dans la plaine qui s’étend entre Castelnaudary et Puylaurens, avant de reprendre de la hauteur sur les premières collines du Lauragais. Son point le plus bas dans cette plaine se situe vers Graissens au pied de St-Félix, tout près de l’actuel lac de Lenclas. A cet endroit il est facile de constater qu’au nord tous les ruisseaux s’écoulent vers le nord, tandis qu’au sud tous s’écoulent vers le sud. Ce seuil peu marqué sépare la vallée du Fresquel, un affluent de l’Aude qui rejoint ce fleuve en aval de Carcassonne, de la vallée du Laudot, qui par le Sor, l’Agout puis le Tarn rejoint la Garonne vers Moissac. Il suffit de rendre tous ces cours d’eau navigables par des aménagements adéquats puis de relier leurs extrémités par un canal de jonction et la liaison Atlantique-Méditerranée est réalisée. Cette solution originale, qui s’écarte des plans proposés par ses devanciers (qui passaient, eux, par Naurouze), montre l’ouverture d’esprit de Riquet, son absence d’à priori et sa capacité à innover, aptitudes dont il usera très largement par la suite. Il y a toutefois un problème épineux à résoudre car la navigation sur l’Agout et le Tarn est fortement entravée par de nombreux petits barrages qui alimentent des moulins. Par ailleurs, la capitale régionale, Toulouse, se trouve bien loin du débouché de ce trajet dans la Garonne. Riquet imagine alors de palier ces inconvénients en empruntant la vallée du Girou qui par l’Hers débouche dans le fleuve près de Grenade, notablement plus près du chef-lieu du Languedoc ; néanmoins pour amener le canal du bassin du Sor dans celui du Girou il faut creuser à Péchaudier une tranchée de 6 mètres de haut pour racheter l’excès d’altitude de ce collet par rapport à Graissens. Cette solution semble avoir eu un temps la faveur de Riquet. « Mais, s’il est de nécessité absolue de faire passer le Canal auprès de Toulouse », alors quitte à amener l’eau de Graissens jusqu’à un deuxième col autant placer le bief d’alimentation sur le meilleur itinéraire possible vers la capitale languedocienne, celui que suit l’antique voie aquitaine par la vallée du Fresquel et celle de l’Hers. Riquet sait déjà que le point le plus haut de cette route se situe à Naurouze, sous Montferrand, car sous Henri IV un niveleur l’a déterminé très précisément. L’épisode légendaire de la fontaine de La Grave montre que Riquet a vérifié soigneusement cette localisation. Ce seuil de Naurouze ayant une altitude inférieure à celui de Graissens il n’y a aucune difficulté pour le rejoindre depuis le Sor sauf à allonger le trajet de la rigole d’alimentation. Et il est même avantageux sur deux points : le canal de navigation devant franchir une altitude moins élevée il y aura moins d’écluses à construire ; la distance qu’il doit parcourir pour rejoindre la Garonne étant plus courte, les travaux de terrassement seront moins volumineux. “Cette route est la plus facile” estime Riquet dans le mémoire qu’il envoie à Colbert en 1662, où il expose les trois solutions qu’il a conçues. Et en 1663 le choix se porte logiquement sur la dernière. Force est de constater que la détermination des seuils exigeait des connaissances minimales en technique de nivellement que Riquet devait nécessairement posséder pour maîtriser son projet même si ce n’était pas lui qui procédait aux mesures. Sur ce point l’expérience pratique de Pierre Campmas a dû être d’un grand apport.

L'année 1980 consacra, au tricentenaire de la mort de Pierre Paul Riquet (1er octobre 1680), une commémoration grandiose. La duchesse Riquet de Caraman inaugura la stèle Riquet à St Ferréol.
L'année 1980 consacra, au tricentenaire de la mort de Pierre Paul Riquet (1er octobre 1680), une commémoration grandiose.
La duchesse Riquet de Caraman inaugura la stèle Riquet à St Ferréol. Crédit photo : Couleur Média

Un canal ? Et avec quelle eau ?
Toutefois, s’il est nécessaire de trouver un point de partage, on n’a pas pour autant résolu tout le problème : il ne suffit pas de creuser un canal et de le remplir, il faut ensuite compenser en permanence les pertes engendrées par le fonctionnement des écluses, les infiltrations, l’évaporation, etc. Riquet est parfaitement instruit de cette contrainte car dans sa lettre de 1662 il indiquera que c’est la raison pour laquelle les projets de ses devanciers ont tous échoués. Et c’est là que son sens pratique et son esprit scientifique se manifestent pleinement : il évalue aussi rigoureusement que possible la consommation en eau du canal envisagé et mesure le débit global moyen que pouvaient fournir le Sor augmenté du Laudot que la rigole pouvait capter sur son passage. La comparaison des deux résultats est sans appel : le Sor et le Laudot sont incapables d’assurer à eux seuls l’alimentation du canal projeté, il faut les compléter par des sources supplémentaires. Il est probable que Riquet étudie alors la solution à priori la plus simple : c’est de prolonger vers l’est, en piedmont au-delà du Sor, le canal de dérivation partant de cette rivière pour capter tous les cours d’eau qui sortent de la montagne dans ce secteur. Malheureusement ceux-ci ne sont que de petits ruisseaux sans importance. Il faut atteindre Massaguel à 12 Km du Sor pour trouver le Sant, un cours d’eau quelque peu conséquent, mais toutefois sans commune mesure avec le Sor. Il faudrait prolonger le canal au moins jusqu’aux Escoussens, 5 Km plus loin, voire au-delà, pour espérer recueillir suffisamment d’eau. Cet état de fait est dû à la forte dissymétrie générale entre les pentes septentrionales et méridionales de la Montagne Noire. Au nord les pentes sont fortes, les ruisseaux entaillent profondément ce versant mais ne pénètrent pas loin dans la montagne (le Sor est une exception). Au sud les pentes sont nettement plus douces, et les rivières ont des bassins versants vraiment plus étendus qu’au nord, assurant de ce fait des débits plus conséquents. La vraie solution sera donc d’amener dans le Sor les eaux d’autres cours d’eau du versant méridional du massif. C’est là le grand trait de génie de Riquet. Il se met probablement alors à étudier l’environnement du Sor pour trouver comment alimenter ce dernier. Il lui faut rechercher, sur la ligne de partage des eaux, parmi les seuils qui ouvrent le bassin versant de cette rivière sur le cœur du massif, ceux qui sont les plus bas. Finalement il choisit celui qui se trouve entre les hameaux de l’Alquier et du Conquet à l’amont de l’actuel barrage des Cammazes, et il en abaisse même l’altitude de 8 m en y creusant une bonne tranchée. Ce sera là le débouché dans le Sor de la « rigole de la montagne », le canal de dérivation courant transversalement à faible pente sur les flancs du versant méridional, qui collectera les eaux de tous les ruisseaux rencontrés. Il faut ensuite déterminer combien de ruisseaux l’on doit capter pour alimenter le canal en toute saison. Cela conditionnera la longueur de cette rigole. Il est donc nécessaire de mesurer systématiquement et en toutes saisons les débits d’un grand nombre de cours d’eau. Ce fut certainement là une tâche longue et fastidieuse à laquelle Pierre Campmas apporta sa contribution précieuse. Et là aussi il fallait que Riquet possède ou acquière les compétences hydrométriques nécessaires. Lorsque ces relevés furent achevés Riquet conclut que l’alimentation serait suffisante s’il collectait tous les ruisseaux situés entre le seuil du Conquet et la rivière d’Alzau. Ses calculs étaient bons puisque ils ne furent que très rarement démentis certaines années de sécheresse exceptionnelle. Pour compenser les baisses estivales du débit des ruisseaux il avait néanmoins prévu de faire plusieurs petits barrages de retenue. Celui qu’il réalisera à St Ferréol sur le Laudot sera monumental ; et plus tard Vauban alimentera directement ce dernier par un prolongement de cette rigole de la montagne au prix du percement d’un petit tunnel aux Cammazes. Toutes ces études préliminaires d’alimentation sont terminées lorsque Riquet soumet son projet à Colbert en 1662.
Néanmoins si Riquet étudie le système d’alimentation avec le plus grand soin, en homme d’expérience (il a 53 ans) son attention ne se limite pas à cela.
En 1651, il achète le château et la seigneurie de Bonrepos dans la vallée du Girou (et on est fortement tenté d’y voir une relation avec le second trajet envisagé pour le canal), et il en fait peu à peu sa résidence principale.
A partir de 1655 il fait construire dans le parc de cette demeure une “machine hydraulique” : il fait transformer un ancien vivier en retenue d’eau et creuser un canal de 300 m de long. Dans ce dispositif il procède à des expérimentations sur maquettes pour étudier le fonctionnement d’un canal de navigation et de ses écluses. A cette date son intérêt pour le canal est donc devenu une passion.

plan de partage des eaux

Carte du système d’alimentation du canal du Midi par Jean-François Benne à peine complétée par mes soins - Légendes :
(1) : prise d’eau de la Forge d’Alzau : c’est le début de la rigole de la montagne ;
(2) : barrage du Lampy, construit en 1782 dans le cadre du raccordement de la Robine de Narbonne au canal du Midi ;
(3) : épanchoir du Conquet. Là, la rigole de la montagne vient juste de franchir par une tranchée de 8 mètres de haut la ligne de partage des eaux et de passer du versant méditerranéen sur le versant atlantique. Jusqu’en 1687 ce site était le déversoir dans le Sor de la rigole de la montagne construite par Riquet, dont il constituait alors la fin. Néanmoins Riquet avait constaté que le Laudot était nettement insuffisant pour alimenter correctement le barrage de St-Ferréol et il avait projeté de prolonger la rigole de la montagne jusqu’au lit de ce ruisseau. La mort l’empêchera de le faire et c’est Vauban qui réalisera ce perfectionnement en creusant la section occidentale de la rigole de la montagne et en perçant le tunnel des Cammazes qui lui permet de passer du haut bassin du Sor dans celui du Laudot.
(4) : barrage des Cammazes, prévu par Riquet, construit en 1957 ;
(5) : tunnel des Cammazes dit « Voûte Vauban » ;
(6) : bassin de St-Ferréol : barrage construit par Riquet, surélevé par Vauban ;
(7) : poste de Pont-Crouzet : prise d’eau sur le Sor et début de la rigole de la plaine
(8) : poste des Thoumasses : d’une part prise d’eau de la rigole de la plaine sur le Laudot section amont (en aval du bassin de St-Ferréol), et d’autre part épanchoir de la rigole dans le Laudot section aval ; un jeu de vannes permet de réguler les débits ;
(9) : seuil de Naurouze, fin de la rigole de la plaine qui là se déverse dans le bief le plus élevé du canal du Midi ;
(10) : seuil de Graissens où la rigole de la plaine passe du versant atlantique au versant méditerranéen.

Riquet nous laisse une œuvre unique et grandiose pour l'époque, le canal et tous ses ouvrages d'art, ports, ponts, aqueducs, le barrage-réservoir de St Ferréol, ses rigoles, le monument de Naurouze et le Château de Bonrepos Riquet.
Riquet nous laisse une œuvre unique et grandiose pour l'époque, le canal et tous ses ouvrages d'art, ports, ponts, aqueducs,
le barrage-réservoir de St Ferréol, ses rigoles, le monument de Naurouze et le Château de Bonrepos Riquet.
Crédit photo : Couleur Média

Un canal ? Mais qui donc donnera son aval ?
Sur un autre plan, Riquet sait, en fin politique, que son projet n’a aucune chance de succès auprès des Etats du Languedoc, trop frileux, et qu’il faut viser plus haut. Il sait aussi, bien que Colbert le connaisse comme fermier des gabelles et apprécie son efficacité, qu'il ne pourra pas soumettre son projet à la plus haute autorité du royaume s’il n’est pas appuyé par quelque grand personnage. Et il fait en sorte d’obtenir le soutien actif de l’archevêque de Toulouse, un homme bien en cour, qui n’est autre que Mgr d’Anglure de Bourlemont qu’il avait connu évêque de Castres bien des années auparavant.
Il sait aussi attendre patiemment le moment propice, lorsqu’un nouveau pouvoir s’installe après que les troubles politiques se soient apaisés.
Enfin, en praticien de la finance (de par son métier de “gabelou”), il sait que s’il veut voir son projet aboutir il faut en évaluer le coût et en prévoir le financement, ce qu’il fait en proposant notamment d’avancer une partie des frais sur sa fortune personnelle.
Notre homme a donc une vue vraiment globale de son affaire et, malgré que le tracé du canal lui-même n’ait pas été étudié en détail, c’est un projet relativement complet et longuement mûri sur les points capitaux qu’il soumet à Colbert en 1662. On connaît la suite. En 1663 Colbert décide d’évaluer le projet, et l’un des deux experts qu’il nomme à cet effet n’est autre qu’Hector Boutheroue, l’un des propriétaires exploitants du canal de Briare et jeune frère de celui qui l’a achevé. Dans ses conclusions celui-ci émet l’avis que pour palier les inconvénients des crues il faut pour ce canal adopter comme à Briare un tracé écarté des rivières au lieu d’aménager le lit de ces dernières. Riquet s’y conformera scrupuleusement. Après qu’une rigole d’essai entre le Sor et Naurouze eut été creusée avec succès en 1665, le projet de Riquet est définitivement adopté et son auteur est chargé de le réaliser. Dès que les autorités furent convaincues de sa viabilité et qu’elles en eurent décidé l’exécution, elles apportèrent un soutien technique à Riquet en lui envoyant des collaborateurs compétents. L’archevêque de Toulouse lui adressa François Andréossy dont Riquet fit son principal adjoint et qui au cours d’un voyage en Italie en 1660 avait étudié les canaux de Lombardie et de Padoue, et Colbert lui fournit une pléiade d’ingénieurs expérimentés : de Clerville, Lafeuille, etc. Jusqu’à sa mort en 1680 Riquet dirigea l’immense chantier de main de maître et construisit le canal en un temps record en y engloutissant toute sa fortune, mais il n’eut pas le bonheur d’en voir l’achèvement en 1681. Il est néanmoins un point qu’il avait très mal évalué : l’importance des alluvions transportées jusqu’au canal par les cours d’eau qu’il croise, en particulier lors des crues. Ces apports finirent rapidement par gêner gravement la navigation voire l’interdire. En 1686 Vauban fut chargé de l’inspection du canal dont la viabilité était en danger. Le grand architecte militaire, rempli d’admiration pour l’œuvre de Riquet, paracheva celle-ci en parant à son ensablement par la construction généralisée de ponts-canals pour franchir les cours d’eau rencontrés. Le premier de ceux-ci avait d’ailleurs été construit au franchissement du Répudre par Riquet lui-même. Pendant plusieurs décennies encore ses continuateurs apporteront bien des améliorations de détail à son ouvrage mais à sa mort le canal avait déjà ses traits essentiels. Tout au long des deux siècles suivants celui-ci jouera un rôle capital dans l’économie du pays avant d’être supplanté par le chemin de fer.

François Andréossy (né à Paris le 10 juin 1633, mort à Castelnaudary le 3 juin 1688), ingénieur, géomètre et cartographe français fut un aide précieux pour Pierre-Paul Riquet par ses connaissances du génie civil et en particulier en hydraulique.
François Andréossy (né à Paris le 10 juin 1633,
mort à Castelnaudary le 3 juin 1688), ingénieur,
géomètre et cartographe français fut un aide précieux
pour Pierre-Paul Riquet par ses connaissances
du génie civil et en particulier en hydraulique.
Sébastien Le Prestre, marquis de Vauban (entre le premier et le 5 mai 1633 - 30 mars 1707) est un homme à multiples visages : ingénieur, architecte militaire, urbaniste, ingénieur hydraulicien et essayiste français. Douze ouvrages de Vauban ont été classés au Patrimoine mondial de l'UNESCO dont le Canal du Midi en 1996.
Sébastien Le Prestre, marquis de Vauban
(entre le premier et le 5 mai 1633 - 30 mars 1707)
est un homme à multiples visages : ingénieur,
architecte militaire, urbaniste, ingénieur hydraulicien
et essayiste français. Douze ouvrages de Vauban
ont été classés au Patrimoine mondial de l'UNESCO
dont le Canal du Midi en 1996.

Gérard Crevon

Chronologie de Paul Riquet et de la genèse de son projet de canal du Midi

1497 : Léonard de Vinci emploie les écluses à sas (doubles) en Italie, il en importera la technique en France sous François 1er
1605 - 1610 puis 1638 - 1642 : Construction du canal de Briare.
1609 : Naissance de Paul Riquet (date la plus probable)
1610 - 1643 : règne de Louis XIII
1618 : Projet de canal présenté par Arribat et refusé par les Etats du Languedoc
1630 : Riquet (21 ans) entre à la ferme des gabelles du Languedoc (contrôleur)
1634 : Riquet (25 ans) devient Receveur des Gabelles à Mirepoix
1638 : Riquet (29 ans) se marie à Catherine de Milhau
1642 : Riquet (33 ans) visite (semble-t-il) le canal de Briare
1643 - 1661 : régence d’Anne d’Autri-che, gouvernement de Mazarin
1648 - 1653 : la Fronde
1648 : Riquet (39 ans) devenu Receveur des Gabelles à Mirepoix, Castres et Lacaune, établit son domicile à Revel
1651 : Riquet (42 ans) devient sous-fermier des gabelles du Languedoc ; il achète la seigneurie de Bonrepos (vallée du Girou) et y fixe sa résidence.
1655 : Riquet (46 ans) commence la construction de sa « machine hydraulique ».
1658 : Riquet (49 ans) finit d’acheter les droits sur l’eau de la seigneurie de Revel
1659 : Paix des Pyrénées avec l’Espagne
1660 : Riquet (51 ans) est fermier général des gabelles de Languedoc, Roussillon et Cerdagne
1661 : Prise de pouvoir effective de Louis XIV, Colbert ministre
1662 : Riquet (53 ans) rencontre Mgr d’Anglure de Bourlemont, archevêque de Toulouse, puis écrit à Colbert pour lui proposer son projet de canal des deux mers

Sources :
Michel Cotte, 2003 : “Le canal du Midi, merveille de l’Europe”
Jeanne Hugon de Scoeux, 1994 : “Le chemin qui marche”
Jacques Morand, 1993 : “Le canal du Midi et Pierre-Paul Riquet “
Site Web : www.projetbabel.org/ fluvial/rica_briare-canal.htm
Descendants de Riquet, 1805 : “Histoire du Canal de Languedoc”
Musée et jardins du canal du Midi, St Ferréol, 31- Revel : exposition

Couleur Lauragais n°124 - Juillet-Août 2010