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Couleur Lauragais : les journaux

Gens d'ici

" Être charron en Lauragais de 1840 à nos jours "


Hervé PIQUES est âgé de 77 ans. Aujourd'hui à la retraite, il est l'un des derniers charrons à avoir exercé ce métier comme on le faisait encore au début du siècle. Hervé a été formé dès l'âge de 13 ans par son père Antonin, l'un des meilleurs ouvriers du Lauragais dans son domaine : l'art de fabriquer les charrettes. Il nous raconte sa vie et son métier.

Oeuvre de Paul Sibra
Le métier de charron a débuté dans ma famille avec mon arrière grand-père vers 1840. Il était fabricant de charrues en bois et je possède encore des agendas lui ayant appartenu de 1877 à 1888. À sa suite, c'est son fils, mon grand-père, qui a repris l'activité jusqu'aux environs de 1918. Mon père, à son tour, a commencé à travailler à l'âge de 12 ans, et moi-même, en 1934, avec mon père à l'âge de 13 ans.

Au début, le travail était entièrement réalisé à la main, sans aucune machine. Les choses ont commencé à évoluer après la 1ère guerre mondiale, et les conditions de travail ont radicalement changé à l'issue de la seconde guerre. A partir de 1918, mon père s'est progressivement équipé : en plus du tour à bois qu'il tenait de son père, il a acheté une scie à ruban, un moteur à essence, et progressivement : machine à faire les tenons, ponceuse, toupie, scie à grumes... Et pour le travail du fer : forge, perceuse, cintreuse et refouleuse*, ainsi qu'un four pour chauffer les cercles. Autant de machines et d'outils qui ont définitivement transformé le métier de charron.

Le choix du bois constituait bien sûr un élément majeur pour la charrette et garantissait sa solidité. Les moyeux des roues étaient en ormeau ou en frêne (pas n'importe quel ormeau, mon père l'appelait « le tortillard »), les autres éléments en acacia, ormeau, frêne ou plus rarement en chêne vert.

Le montage d'une roue était une opération plus compliquée que l'on ne pourrait croire au premier abord. Je vais vous raconter ce dont je me souviens de cette époque.
Les moyeux étaient dégrossis à la scie à ruban, passés au tour à bois, puis à la mortaiseuse pour obtenir 14 mortaises. Ensuite, au centre du moyeu, on perçait un trou de 40 mm que l'on agrandissait à la main pour mettre à la dimension (cônique) de la boîte en fer.
Une fois les rayons en acacia formés à la machine, on façonnait le tenon qui allait rentrer dans le moyeu. Ces tenons étaient un peu plus gros que les mortaises et on les enfonçait dans le moyeu après l'avoir fait tremper dans l'eau pendant 48 heures pour le rendre plus souple.

Les rayons étaient alors enfoncés à grands coups de marteau dans le moyeu, puis on traçait les longueurs correspondant au diamètre de la roue qui avait de 1,50 m à 1,58 m. On fabriquait ensuite les tenons du bout qui entraient dans la jante avec une fente à l'extrémité pour recevoir un coin. Les jantes étaient découpées dans des madriers de 8 cm d'épaisseur.
Enfin, le cercle des roues était fabriqué à partir d'une barre droite de 60 mm de large. Cette barre était coupée à la longueur puis passée à la cintreuse. Elle était ensuite soudée puis passée à la refouleuse pour que ce cercle ait le diamètre exact.

Mais il fallait qu'il soit plus petit que celui de la roue (de 25 mm avec une tolérance de 2 mm). Ensuite on le chauffait au four et une fois bien dilaté, on le posait sur la roue. Restait à cercler le moyeu pour obtenir une roue montée. Mon père ne tolérait aucune erreur et ses roues étaient réputées pour être parmi les plus solides de la région.
Pour les charrettes, la fabrication était moins compliquée que pour les roues. Timon, longerons, traverses étaient en bois dur (chêne, frêne ou acacia). Les côtés ou ridelles étaient équipés de six montants garnis de planches. Enfin, on équipait la charrette de ce que l'on appelait « les échelettes » aux extrémités des râteliers fixés aux ridelles et qui pouvaient s'enlever et se remettre en place rapidement.

A cette époque, le charron fabriquait aussi de nombreux outils pour l'agriculture : timons de charrue, de faucheuse , bielles en frêne de première qualité, remorques de voiture en bois pour porter les veaux aux foires.
Après la guerre de 1939, la production se modifie : on transforme alors les voitures en commerciales ouvertes à l'arrière, ou en camionnettes. On fabrique également des plateaux de camions et des bétaillères. Vers la fin de 1945, de retour du STO, j'ai repris moi-même le travail à l'atelier. On travaillait souvent à la transformation des voitures en ce qu'on appelait à l'époque des Canadiennes, et à la fabrication des premières remorques agricoles en bois et de bennes à grain. On construisait aussi des carrosseries de camions. La carrosserie bois a disparu vers 1955 environ.

J'ai exposé pendant treize ans sur les foires de Toulouse ainsi que dans les villes des environs : Villefranche, Caraman, Lavaur, Saint-Gaudens, Bessières, Saint Sulpice du Tarn, Rieumes.
Mon fils ayant fait son apprentissage de carrosserie automobile et peinture, nous avons alors abandonné définitivement les remorques. Mon fils et mon petit-fils continuent encore aujourd'hui, mais ils ont délaissé le travail du bois pour se consacrer exclusivement à la carrosserie.

Louis BRUNO, Mauremont (31)

*appareil pour enfoncer les boîtes d'essieu dans les moyeux : un poids de 100 kg descendait dans une coulisse et retombait sur la boîte d'une hauteur de 3,30 mètres

Une version de cet article est parue dans "La Feuille d'Autan" - Mars 1999.


Couleur Lauragais N°13 - juin 1999