accueil
Couleur Lauragais : les journaux

Histoire

La barque de poste, ancêtre de notre T.E.R.

Mai 1681. Un vieux rêve devient enfin réalité. Pierre Paul Riquet (1609-1680) offre au Midi la voie royale du Canal de communication des Mers Océane et Méditerranée en Languedoc, rebaptisé Canal du Midi en 1793. L'Edit royal d'octobre 1666, dont nous venons de célébrer le 350e anniversaire, accorde à Riquet la construction et la propriété du canal sur lequel il peut seul établir des bateaux pour «le transport des personnes, marchandises et denrées».
On ne retient du canal que le rôle économique du transport marchand. Activité essentielle certes, mais pas la seule. Il existe également jusqu'en 1858 une forme de transport en commun de voyageurs appelée «barque de poste».
Embarquement à Castelnaudary vers 1810, par François Beaudoin, musée de Conflans-Ste-Honorine
Embarquement à Castelnaudary vers 1810, par François Beaudoin,
musée de Conflans-Ste-Honorine

Petite histoire d'un grand service
Dès 1673 le service de la barque de poste entre Toulouse et Agde est mis en place au moyen de barques halées par des chevaux. Sur les rivières et canaux du royaume on dit simplement coches d'eau. Ce moyen sûr et économique de traverser la province de Languedoc fonctionnera sans interruption jusqu'à l'ouverture de la voie ferrée Toulouse-Sète en 1858. Le développement du service n'est pas linéaire :
- 1673-1793. Création, extension, stagnation.
Barques nombreuses, hétéroclites, lentes, sans confort. Le service évolue peu, les tarifs fixés invariablement en 1684, n'apportent qu'un maigre revenu aux Seigneurs Propriétaires.
- 1810-1833. Première métamorphose.
La gestion du canal, devenu Canal du Midi, est assurée par la Compagnie éponyme. Elle répond aux attentes de confort et de vitesse d'un public préoccupé par la satisfaction des ambitions personnelles.
- Seconde métamorphose, disparition.
Rapidité, confort, respect des horaires pré-établis, prix modérés répondent aux exigences d'une clientèle mobile et pressée pour ses déplacements professionnels fréquents et lointains. Le réseau s'étend jusqu'à Beaucaire sur le Rhône ; puis en 1847 jusqu'à Agen et Bordeaux.
Les trente dernières années du service sont marquées par la montée en puissance d'une entreprise organisée, hiérarchisée, dont l'envergure dépasse le cadre étriqué du Midi. Son succès sera effacé de la mémoire collective par l'arrivée tonitruante du chemin de fer. La vitesse devient l'alliée incontournable des déplacements.

Le fonctionnement du service : Au rythme des dînées et couchées, 1673-1826
La ligne est divisée en quatre sections parcourues chacune en un jour à la vitesse de 5 km/h environ et appelées journées.
1re : Toulouse, dînée à Négra, arrivée à Castelnaudary pour la couchée.
2e : Castelnaudary, dînée à Béteille, couchée à Trèbes.
3e : Trèbes, dînée à La Redorte, couchée au Somail.
4e (matin) : Le So-mail, arrivée à Béziers Fonserannes, terme de la ligne principale vers midi. La plupart des voyageurs descendent ici. Ils poursuivent éventuellement leur voyage en diligences de terre vers des destinations plus lointaines.
4e (soir) : Béziers (Moulins Neufs)-Agde.
Le départ de chaque journée se fait de grand matin, à 5h ou 6h. L'heure d'arrivée n'est pas précisée. Le gîte et le couvert sont fournis (au frais des voyageurs) dans les auberges appartenant au canal. Des chapelles desservies par des prêtres indemnisés par le canal accueillent les voyageurs désireux d'entendre la messe.

La ligne avant 1826

évolution du service de la barque de poste

Un siècle et demi de galère : la course d'obstacles (1673-1810)
Ces longues journées monotones sont scandées par de brefs mais fréquents exercices physiques. Afin d'économiser l'eau, la barque ne franchit pas les écluses à bassins multiples. Les voyageurs sont donc soumis à des changements : ils débarquent avec leurs hardes (bagages), parcourent à pied la centaine de mètres les séparant d'une autre barque en attente au-delà des bassins, et qui les déposera à la prochaine écluse à sas multiples. Huit transferts pendant la première journée, huit dans la deuxième, sept dans la troisième. Exercice «supportable au clair de lune, lorsque le temps est beau et sec. Il en est autrement lorsqu'il y a des pluies et des boues considérables et que le temps est obscur à ne point voir où l'on va. Il est même arrivé que quelque voyageur est tombé dans le canal.». Point positif, beaucoup profitent de ces arrêts pour assouvir un besoin pressant à l'abri des regards.
Ce découpage de l'itinéraire confine chaque barque dans un espace parfois réduit (quelques centaines de mètres), ou dépassant plusieurs kilomètres. Elle stationne près de l'écluse jusqu'au passage du service descendant. Cela impose une flotte de 38 barques.
Le voyage réserve aussi d'autres surprises : la crue d'une rivière, une période de gel intense interdisent la navigation sur un ou plusieurs biefs. Les voyageurs sont alors transportés en charrettes jusqu'à la section navigable la plus proche, ou passent la nuit dans une grange ou dans l'écurie des relais. Il est donc très difficile de fixer une heure d'arrivée à l'étape.

Le renouveau post-révolutionnaire : vitesse, respect des horaires
Dès 1807, le passage de toutes les écluses est autorisé. Les transferts sont supprimés. Quel soulagement ! Il n'y a plus que 14 barques en service.
En 1826, les « journées » sont supprimées. La même barque parcourt la totalité de la ligne, de Toulouse à Béziers. Les dix bateaux circulent jour et nuit. Plus d'étapes pour les couchées. Deux arrêts brefs pour les dînées. On dort sur son siège dans le bateau.
La vitesse augmente (8 km/h). On accélère les manœuvres d'éclusage (4 minutes au lieu de 8 pour passer un sas). Il ne faut plus que 36 heures pour aller de Toulouse à Béziers. C'est le service accéléré. Après 1835, les bateaux ne seront plus que 8 et leur vitesse atteindra 10km/h.

Barque en pleine action sur le grand bassin de Castelnaudary vers 1800, collection particulière
Barque en pleine action sur le grand bassin de Castelnaudary vers 1800, collection particulière

L'extension du service, de Bordeaux à Beaucaire au fil de l'eau
Pour se développer, le service doit offrir au public un service ininterrompu vers des destinations éloignées. Une liaison est mise en place entre Le Somail et Narbonne, puis jusqu'à La Nouvelle en 1832.
Deux ans plus tard, l'utilisation des bateaux à vapeur sur l'étang de Thau ouvre la voie vers Sète. Au-delà, les barques halées prolongent le service jusqu'au Rhône sur les canaux des étangs et de Beaucaire. Dès l'ouverture du canal latéral à la Garonne (1847), la, barque de poste conduit les voyageurs jusqu'à Agen. De là, ils gagnent Bordeaux sur les bateaux à vapeur de la Garonne. Cette parfaite jonction des mers rêvée par Riquet est enfin réalité. Elle met Bordeaux à 70 heures de la foire de Beaucaire.

La victoire du cheval-vapeur, de l'allié à l'ennemi
Devant le succès de la vapeur, la Compagnie du canal du Midi est tentée de l'adopter sur le canal. Après des essais peu concluants cette idée n'est pas retenue. Les bateaux halés restent maîtres du canal. Cependant la Compagnie passe des conventions avec les premières sociétés de chemins de fer implantées dans les départements de l'Hérault et du Gard : ainsi, elle accélère la marche du service en évitant une concurrence qu'elle ne peut égaler.
Alliée de la compagnie sur son flanc oriental, la vapeur devient le pire ennemi sur le flanc occidental. La voie ferrée partie de Bordeaux en 1854 avance à grands pas et atteint Sète en 1857. C'en était fini des voyages au long cours au pas (même accéléré) des chevaux. Le cheval-vapeur offrait sa puissance et sa vitesse à un monde épris de modernité.

La barque, un outil qui évolue
Le véhicule et son équipage
La barque de poste se distingue facilement. Elle est longue de 12 à 18 mètres, porte une «cabane» occupant les deux-tiers de sa longueur. Percée de petites fenêtres latérales et de deux portes à ses extrémités, elle abrite un espace unique destiné aux voyageurs et à leurs hardes. Construite en bois de chêne, lourde, mal taillée, à fond plat, elle est peu maniable. En 1835, sa silhouette trapue laissera la place à des barques légères, plus longues et effilées, avec une quille, véritables coursiers du canal.
Le moteur à deux chevaux, peu polluant et parfaitement silencieux, permet une vitesse de 5 km/h. Avec quatre chevaux, on atteindra 10 km/h en 1835. La transmission mécanique est assurée par une corde de chanvre ou maille, longue de 45 mètres environ. Les chevaux parcourent les dix à douze kilomètres du relais jusqu'à une poste ou écurie située près d'une écluse. Ils y attendront le passage de la barque descendante qu'ils ramèneront à son point de départ. Le relais aura ainsi parcouru deux fois 12 kilomètres dans la journée. Cet exercice se répétera tous les jours, quel que soit le temps, soleil brûlant, bise glaciale, neige, pluie diluvienne, brouillard épais.
Les chevaux sont conduits par un postillon, véritable régulateur de vitesse. Homme et bêtes sont inséparables, parcourent la même distance, partagent le même hébergement. Notre homme marche, ou court à côté de ses bêtes qu'il doit guider et rassurer sur les passages délicats. Il veille à respecter l'itinéraire (tableau de marche) prévu à la minute près. Gare à lui s'il arrive en retard à l'étape : une retenue sera appliquée sur ses gages.
Grand maître à bord de la barque, le receveur ambulant est responsable de tout. Accueil et sécurité des passagers, perception des droits, respect de l'itinéraire. Il a sous ses ordres le postillon et deux matelots ou patrons.

De la chambre commune au salon

Pendant plus d'un siècle, la cabane n'abrite qu'une seule salle appelée chambre. Deux bancs de bois fixés aux parois latérales, parfois un banc central, offrent leur confort rustique. Aucun espace de rangement, pas de latrines, pas de chauffage ni d'éclairage. Le toit en planches de peuplier recouvert d'une toile graissée n'est pas totalement étanche. On y place les bagages. Les voyageurs allergiques à l'enfermement peuvent s'y installer.
En 1810, un salon est mis à la disposition des voyageurs qui ne supportent pas le mélange des genres. Le confort n'est pas négligé : table en noyer, sièges rembourrés recouverts de velours, chandeliers. Le tarif y est de 50% plus élevé. Des latrines sont installées, et des espaces de rangement pour les bagages. «Il faut attirer l'affluence des voyageurs et gommer le surnom de voiture des pauvres donné à la barque de poste».
La restauration embarquée remplace les auberges où l'on ne s'arrête plus. Chacun peut apporter des provisions ou se les procurer à l'échoppe du bateau. Après 1850 un restaurant est mis à leur disposition.
Les barques de 1835, plus longues, offrent un pont promenade. La clientèle fait vite le choix entre «un voyage d'agrément» sur la barque de poste et «un déplacement pénible» en diligence.

Barque de la dernière génération (L = 24,60 m), Archives VNF, Toulouse, cote 722-12
Barque de la dernière génération (L = 24,60 m), Archives VNF, Toulouse, cote 722-12

Les voyageurs
La barque ne transporte que des voyageurs et leurs hardes. Elle n'assure pas le service postal. Toutes les classes sociales se fréquentent de très près dans les premières barques.
Des voyageurs de proximité entre Toulouse et Castelnaudary, principalement des bourgeois toulousains propriétaires de domaines agricoles le long du canal, accompagnés de leurs domestiques.
Des habitués des foires locales et des fêtes religieuses (Fête-Dieu, Fête de la Délivrance le 17 mai à Toulouse).
Des grands voyageurs, négociants, artisans, hommes d'affaires. Ils traversent le Midi vers les grandes foires de Pézenas, Alès, Beaucaire, Bordeaux. Après 1835, des familles aisées désirant profiter des bains de mer (Sète, La Nouvelle) ou des stations thermales (Balaruc, Pyrénées).
Des soldats et marins, en service ou libérés. Encombrants, dérangeants, leur présence est redoutée des équipages et des autres passagers.
Des perturbateurs anonymes, toujours prêts à scandaliser les dames et les ecclésiastiques.
L'autorité militaire et la justice du canal interviennent en publiant des ordonnances et en punissant lourdement les coupables.
Le nombre de voyageurs est très variable. Il peut atteindre voire dépasser la centaine. Sur toute la ligne, on en a compté plusieurs fois plus de 100 000 annuellement.

Tarifs et lieux d'embarquement
Embarquement et débarquement sont possibles en tous lieux du canal, de préférence au passage d'un pont ou à une écluse. Il suffit d'attendre, dans des conditions souvent inconfortables, le passage du bateau. Les ports avec quai maçonné et éclairé n'apparaissent que tardivement.
Les voyageurs achètent leur titre de transport ou marque, pour la journée entière, ou une section seulement, au bureau du port ou sur le bateau. Les soldats et marins en tenue, les domestiques en livrée accompagnant leur maître, paient demi-tarif. Les hardes et paquets, pesés sur le bateau, sont taxés au-delà de 30 kg. Les tarifs fixés par l'ordonnance royale d'octobre 1684 n'évolueront qu'après 1796.

Marque ou titre de transport à demi-tarif : 15 sols, collection particulière
Marque ou titre de transport à demi-tarif : 15 sols, collection particulière

La barque disparue et ressuscitée
De l'Ancien Régime au Second Empire, la barque de poste a traversé deux siècles de notre histoire riche de bouleversements politiques, de progrès scientifiques, d'avancées sociales. Son rôle économique est plus facile à cerner que la place effective qu'elle a tenue dans la diffusion des grandes idées qui ont agité la société.
Juin 1858 marque le terme de l'admirable développement, par mues successives, de ce que l'on peut qualifier de «Ruban bleu» du transport en commun de voyageurs en Languedoc. Le temps du halage s'appuyant sur la seule force animale, ou parfois humaine, est révolu. On entre dans l'ère des énergies artificielles offrant leur puissance sans limite.
La barque de poste a réellement existé mais les mots, pas plus que les images, ne parviennent à l'extraire du domaine de l'imaginaire. Pour nous aider à faire ce grand pas en arrière, Robert Mornet, citoyen d'Avèze, près du Vigan, (Gard), a réussi le tour de force de réaliser à l'échelle 1/1 un bateau dessiné par François Andréossy fils en 1818 mais jamais construit. On a pu voir sa barque « Le Cairol » dans diverses émissions de télévision ou dans le film documentaire « La fabuleuse histoire de Monsieur Riquet ». Quand vous l'apercevrez sur le canal, son patron se fera un plaisir de vous embarquer pour un voyage inédit dans l'histoire du canal du Midi.

Jean-Michel Sicard
Auteur de : «La barque de poste du canal du Midi. 1673-1858»
Editions Empreinte - Portet-sur-Garonne

Crédit plan et carte : JM Sicard

«Le Cairol» près du pont de Deyme, bief de Castanet, 2011.
«Le Cairol» près du pont de Deyme, bief de Castanet, 2011.



Couleur Lauragais n°191 - Avril 2017