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Couleur Lauragais : les journaux

Reportage

Entre légende et dévotion en Lauragais

Petits édifices et objets mobiliers entourés de mystères et de légendes, entre pratiques païennes et chrétiennes, rappellent le contexte difficile de l'implantation du christianisme en Lauragais.
Le Lauragais terre de passages, d'échanges et de cultures a vu s'épanouir le christianisme dès le début de l'évangélisation, avec notamment saint Sernin et saint Papoul au milieu du IIIème siècle. Du début de la christianisation il ne reste que des vestiges archéologiques, comme ceux de l'importante basilique paléochrétienne de Montferrand, ancien Elusio, au seuil de Naurouze : un édifice du IVème siècle avec plus d'une cinquantaine de sarcophages.
Des légendes rattachées à de petits édifices ou monuments rappellent les persécutions dont ont été victimes les premiers chrétiens : les bornes milliaires souvent entourées de mystère font partie des objets de culte qui rappellent ce difficile contexte. .

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Eglise Saint-Etienne de Baziège : une église gothique qui a conservé
des vestiges romans! crédit photo : Couleur Média

La Sainte Pierre de Baziège
L'église Saint Etienne de Baziège comporte plusieurs témoignages, jalons des différentes étapes de l'évolution des savoirs et des croyances au cours des deux derniers millénaires. Il faut aller à l'intérieur même de l'église pour trouver le témoignage le plus ancien : une borne milliaire romaine qui remonte à la fin du IIIème siècle ou au tout début du IVème siècle, dite Sainte Pierre de Baziège.
En rentrant dans l'église de Baziège par le porche ouest, côté place Jeanne d'Arc, la Sainte Pierre est placée dans la deuxième chapelle de droite (côté sud). Il s'agit d'une borne milliaire de l'époque romaine, classée MH depuis 1906 au titre d'objet mobilier, en granit, cylindrique, légèrement évasée vers le haut, mesurant environ 0,40 m de diamètre et 1,70 m de hauteur.
Avant la Révolution, cette colonne était conservée en l'église Saint Martin des Champs, qui était située à quelques kilomètres au nord de Baziège ; elle était entourée de nombreux ex-voto, prouvant la dévotion et la reconnaissance des nombreux pèlerins qui venaient la vénérer. Suite à la démolition de cette église pour cause de vétusté, la Sainte Pierre a été déplacée et installée vers 1855 dans l'église Saint Etienne de Baziège ; elle y a trouvé sa place actuelle en 1950.
Comme toutes les pierres remarquables entourées de mystères, la Sainte Pierre a aussi ses légendes. On raconte que lors de son déplacement, durant le transport, la pierre n'a cessé de grandir et que l'attelage de plusieurs paires de bœufs eut beaucoup de difficultés pour lui faire franchir un petit ruisseau. On affirmait aussi qu'elle était toute petite lors de sa découverte et qu'elle grandissait tous les ans un peu plus.

Borne milliaire ou Sainte Pierre à Baziège, témoin de la voie romaine (tous les 1481m)
Borne milliaire ou Sainte Pierre à Baziège, témoin de la voie romaine (tous les 1481m) - crédit photo : Josiane Lauzé

Une légende millénaire
Selon la tradition orale, la Sainte Pierre aurait servi au martyre d'un jeune chrétien refusant d'abjurer sa foi. Il aurait été mis à mort lié sur cette colonne au moment des persécutions des premiers chrétiens. Au fil des ans, cette borne milliaire, instrument et témoin du supplice, fut conservée comme une relique aux vertus miraculeuses. Nombreux furent les malades, notamment les rhumatisants qui sont venus de loin appliquer des linges sur la pierre pour obtenir leur guérison ; les malades étaient invités à porter sur eux du linge ayant touché la Sainte Pierre. Ceux qui ne pouvaient pas se déplacer envoyaient le linge au curé de l'église qui l'appliquait sur la pierre et le retournait au malade. Il y a quelques dizaines années, il était encore courant de voir des fidèles étrangers à la paroisse, venir prier et faire brûler des cierges dans la chapelle de la Sainte Pierre.

Jalon de la voie romaine
Les milliaires portent généralement plusieurs inscriptions et notamment la distance entre l'endroit où elle se trouve et sa ville d'appartenance, gros carrefours routiers ou frontières. Ces distances sont exprimées en milles. Le mille romain correspondait à 1000 pas (en réalité, double pas de 1,48 m), soit 1480 m. Placées à intervalles réguliers, ces bornes faisaient office de panneaux indicateurs ou de signalisation. Certaines bornes ayant été christianisées depuis l'Antiquité ou transformées (support de croix de chemins ou de carrefour, base de bénitier, sarcophage...) sont protégées au titre des monuments historiques.
Sur le milliaire de Baziège on peut lire la distance MP XV, soit 15000 pas, c'est à dire 22,5 km. Cette même indication XV (quinze) se retrouve sur la plus ancienne carte itinéraire de l'empire romain, dont l'original pourrait remonter au IVème siècle, entre Tolosa et Badera, soit entre Toulouse et Baziège. La distance 15000 pas est celle qui sépare Baziège et la borne de départ de la voie romaine à Toulouse. Le point zéro se trouvait au coin sud-ouest du Capitole romain, dont la position a été attestée par les fouilles archéologiques effectuées lors des travaux du parking de la Place Esquirol ; la voie romaine sortait de Toulouse par la porte Narbonnaise ; la tour à pans coupés qui flanquait cette porte a été mise à jour lors des travaux au Palais de Justice (Place du Salin / Allées Jules Guesde).

Des dédicaces antiques qui parlent
Outre la distance, les bornes milliaires portent des dédicaces, inscriptions en latin donnant le nom de l'Empereur qui a ordonné la construction ou la réfection de la voie, sa titulature (ses titres), parfois l'origine du milliaire (s'il a été placé là après les travaux ou après une réparation). Le milliaire de Baziège porte trois inscriptions :

- La première inscription peut être traduite ainsi : "A notre maître/ Galerius/ Valerius/ Maximianus/ pieux, heureux, invincible/ toujours Auguste/ 15000 pas". On sait que Galèrius fut empereur de 293 à 311, date de sa mort ; il reçut le titre de César en 293 et celui d'Au-guste en 305.

- La deuxième inscription signifie "A l'Empereur/ notre maître/ Flavius Julius/ Dal-matius/ nobilissime César/ 15000 pas". Il s'agit probablement de Dalmatius, neveu de Constantin le grand, tué en 337 ; son neveu mourut peu de temps après.

- La troisième inscription est la suivante : " Souverain pontife/ Père de la patrie/ A préparé la voie/ 15000 pas".

Les années de règne des empereurs évoqués permettent de dater ces dédicaces de la fin du IIIème ou du début du IVème siècle.

La Sainte Pierre aujourd'hui conservée en l'église Saint Etienne, est l'authentique borne milliaire implantée sur la voie romaine à Baziège il y a plus de 1600 ans. Cette borne vénérée dès le début de la christianisation aurait été transportée jusqu'au lieu-dit Saint-Martin-des Champs, plus à l'écart de la grande route, pour la préserver des grandes invasions barbares.

Le milliaire d'Ayguesvives
Le milliaire d'Ayguesvives, que l'on peut voir contre le mur de l'église Saint Sernin, côté extérieur, faisait lui aussi l'objet de croyances. Il avait la réputation de guérir le mal aux dents, avec un rituel tout à fait analogue à celui observé pour la Sainte Pierre de Baziège : le malade devait appliquer sur sa joue un linge préalablement frotté sur la pierre miraculeuse.
Il s'agit d'un fût de borne milliaire avec un petit évasement à sa partie basse, en calcaire marmorisé (présentant des marbrures), très dur. Mise sous la protection de l'église en raison de son caractère miraculeux, la borne a échappé à tout autre réemploi et a été ainsi conservée. Ce milliaire a été classé au titre d'objet mobilier en 1914.

Borne milliaire d’Ayguesvives détail borne milliaire d'Ayguesvives
Borne milliaire d'Ayguesvives - crédit photo : couleur Média

Trois inscriptions y sont gravées, sans aucune indication probante quant à la distance qui pourrait être, selon certains spécialistes XIV (quatorze), situant la borne juste avant celle de Baziège portant la mention XV (quinze), sur la voie romaine Toulouse - Narbonne : "A l'empereur César Valerius Constantin, pieux, heureux, auguste" - "A nos maîtres, les empereurs Flavius Va-lentinien et Flavius Théodose et Flavius Arcadius, nés pour le bien de l'Etat" - "A nos maîtres, l'empereur Magnus Maximus et à Flavius Victor". Compte tenu des années de règne des empereurs évoqués ces dédicaces peuvent être datées du IVème siècle.

Autres milliaires à Montgaillard et Villenouvelle
Le milliaire de Montgaillard en marbre blanc trône place de la mairie, à l'est du village et sert de support à une croix catholique. Sa hauteur visible est de 1,70 m et son diamètre est proche de 0,35 m. La borne étant usée, seul le X du « mille passuum » est bien visible ; il est raisonnable de penser qu'il s'agit de nombre XX, Montgaillard-Lauragais étant à 20000 pas de Toulouse (mutatio Ad Vicesimum) ; mais elle peut avoir été déplacée. Elle est dédicacée à Tetricus empereur des Gaules de 271 à 273.
La christianisation de cette borne par son utilisation comme support de croix, à la vue du plus grand nombre, l'a probablement protégée des dégradations, du réemploi comme matériau de construction ou d'un déplacement pour finir ses jours dans les caves d'un musée.

Deux autres milliaires ont été découvertes à Villenouvelle, qui sont conservées au musée Saint Raymond (à Toulouse). L'un d'entre elles est dédicacée à Flavius Valerius et Flavius Constantinus.

Quand l'art roman s'invite dans le gothique
La chapelle où est conservée la Sainte Pierre de Baziège est très particulière, puisqu'elle correspond à l'ancienne entrée de l'église côté sud, utilisée jusqu'à la fin du XIXème. Cette ancienne entrée a aussi la particularité de présenter des chapiteaux typiquement roman avec des décors faits de créatures monstrueuses, démons et autres animaux fantastiques. Avec son remarquable clocher mur du XIVème siècle, cette église gothique plusieurs fois remaniée, garde la trace de l'église romane primitive, avec une chapelle où la très antique Sainte Pierre côtoie le presque millénaire bestiaire roman.

Lucien Ariès
Auteur de : Terre de passages d'échanges et de cultures,
réédition 2011, (250 pages) - En librairie

Couleur Lauragais n°158 - Décembre 2013/Janvier 2014