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Couleur Lauragais : les journaux

Gens d'ici

De Barcelone aux maisons de coupe : une vie sur-mesure

Grégoire Montoya a le regard pétillant et le verbe alerte. S’il est né de l’autre côté des Pyrénées, c’est en France que l’histoire et la vie l’ont mené. Ce pays lui a donné le goût de la liberté dit-il. Pourtant c’est bien seul qu’il a construit sa réussite jusqu’à cette retraite bien méritée à Nailloux. Animé d’une passion qui demeure intacte, Grégoire Montoya a flirté avec des maisons aux savoir-faire prestigieux, mû par le seul souci de bien faire. Avouons-le, à l’écouter, on se prend à rêver au charme suranné de cette boutique parisienne de la rue d’Aboukir où il a fait ses armes, au ballet bien rôdé des essayages, aux étoffes sélectionnées avec le plus grand soin, aux lignes féminines, à l’élégance tout simplement …

Un ours en peluche pour premier modèle
Barcelone, 1942. Grégoire Montoya a 10 ans lorsqu’il arrive en Catalogne avec sa mère et sa grand-mère. Toutes deux sont couturières mais c’est Antonia, sa grand-mère, qui va l’initier. Il dessine ses premiers patrons et apprend à manier l’aiguille et le dé à coudre. Au gré des séances d’apprentissage, l’ours en peluche de Grégoire se verra petit à petit paré d’un gilet, de manches puis d’un pantalon. De mémoire de Barcelonais, on n’a jamais vu un petit ours si élégant ! Cependant, la vie de la famille est rude et l’enfant chétif, la mère de Grégoire le pousse donc à faire son apprentissage. A cette époque, les tailleurs font vivre une population nombreuse, hommes et femmes, c’est même l’ambition de nombreuses familles que de voir un des leurs réussir dans le domaine de la confection. Plus modestement, ce métier permet tout simplement de manger à sa faim, d’être au chaud dans les ateliers, et de «commander les filles», ultime argument avancé par les femmes de la famille pour convaincre l’adolescent.

Le décatissage en guise d’apprentissage
Au rang des tâches dévolues aux apprentis, on trouvait d’abord le décatissage des toiles. Cette action consistait à faire perdre son lustre à une étoffe afin d’éviter qu’une fois trempée elle ne rétrécisse. Pour ce faire, on plongeait les tissus dans de grands bacs remplis d’eau où les apprentis s’assuraient qu’ils étaient bien immergés. Puis les étoffes étaient tendues jusqu’à ce qu’elles sèchent et puissent enfin être travaillées. Ces petites mains étaient également affectées au repassage à l’aide de fers à charbon. Indispensables dans les ateliers, ces fers étaient pourvus d’une réserve où entreposer le charbon et d’une petite cheminée. Pour se préparer à cette corvée, les apprentis sortaient sur les balcons et terrasses et ne pénétraient à l’intérieur qu’une fois la fumée évacuée. Vues des Ramblas, les fumées qui se dégageaient sans discontinuer des balcons épars livraient un spectacle de limbes. En dehors de ces tâches indispensables au bon fonctionnement de l’atelier, les apprentis étaient assujettis aux corvées dont personne ne voulait, au premier chef l’entretien des locaux.

La taille du vêtement se faisait   à l’aide d’une paire de ciseaux de grande taille   pesant près de 700 g. Forgés à la main, ils étaient fabriqués individuellement pour garantir  à un bon confort d’utilisation.
La taille du vêtement se faisait à l’aide d’une paire de ciseaux de grande taille pesant près de 700 g. Forgés à la main, ils étaient fabriqués individuellement pour garantir à un bon confort d’utilisation. crédit photo : Isabelle Bareges

Grégoire Montoya

Muni de son mètre autour du cou, le tailleur trace les lignes de sa coupe.
Muni de son mètre autour du cou,
le tailleur trace les lignes de sa coupe.
crédit photo : Isabelle Bareges


Les outils indispensables au tailleur sont l'équerre, la règle et la craie
Les outils indispensables au tailleur
sont l'équerre, la règle et la craie.
crédit photo : Isabelle Bareges

Un nouveau port d’attache
A l’âge de 17 ans, Grégoire débarque au Havre, il y rejoint son père, mécanicien de formation, travaillant depuis cinq ans sur les grands chantiers du Nord. Nous sommes en 1951, c’est la veille de Noël, Grégoire veut oublier les affres de la guerre civile qui ont terni son enfance, la France sera désormais son port d’attache. Très vite, la famille part pour Paris où les chantiers du périphérique et du site de la Défense nécessitent de nouveaux bras. Tous s’installent dans un HLM de banlieue situé au Blanc-Mesnil. Nous sommes au mois d’août, les tailleurs sont en congés, Grégoire décide de se perfectionner et s’inscrit à l’Académie des coupes Darroux et Ladevèze située rue d’Aboukir dans le quartier du Sentier. Dans les années 50, ces maisons à la solide réputation font et défont la mode. Elles emploient des photographes professionnels qui couvrent les défilés parisiens pour faire écho des dernières tendances via des périodiques professionnels. L’Homme, publication de ladite maison, est adressée chaque semaine aux tailleurs. C’est sur cette presse professionnelle que ces derniers s’appuient pour conseiller leurs clients en matière de coupe mais pour ce qui est des patrons, rien ne vaut le savoir-faire des maisons spécialisées. L’établissement Darroux et Ladevèze reçoit directement les mesures des clients des innombrables tailleurs indépendants de la capitale et réalisent des patrons sur mesure. C’est également vers ces maisons que la confection naissante se tourne pour se fournir en patrons «standard». La maison Darroux et Ladevèze rayonne en France comme à l’étranger et peut s’enorgueillir d’un important carnet d’adresses outre-atlantique. De fil en aiguille, la dextérité de Grégoire est remarquée par ses patrons qui lui proposent de devenir professeur. Le jeune homme accepte : il sera tailleur le jour et enseignant le soir. Ses deux collègues, qui rechignent à répéter plus d’une fois leurs explications, lui assignent les élèves d’origine étrangère. Le professeur, qui se souvient d’avoir appris le français dans les livres de mécanique de son père, prend donc sous sa coupe tous les élèves venus apprendre le savoir-faire des maisons parisiennes. Chaque soir, la leçon est donnée devant une grande table sur laquelle les élèves reproduisent les patrons proposés au tableau par le professeur. Pour aider ses apprentis un peu particuliers, Grégoire n’hésite pas à organiser des leçons de rattrapage. Leur formation a pour la plupart été financée par tout un village, il n’est pas question d’échouer.

Grégoire Montoya, situé au centre de la photo  est entouré de ses élèves. Mali, Portugal, Liban… de retour chez eux en fanfare, ils envoient souvent une lettre de remerciement à leur professeur. A la droite de Grégoire, le commanditaire de la photo, fils d’un dignitaire malien venu se former avant de reprendre la prospère industrie de son père.
Grégoire Montoya, situé au centre de la photo est entouré de ses élèves. Mali, Portugal, Liban… de retour chez eux en fanfare, ils envoient souvent une lettre de remerciement à leur professeur. A la droite de Grégoire, le commanditaire de la photo, fils d’un dignitaire malien venu se former avant de reprendre la prospère industrie de son père.

Une histoire cousue de fil blanc
Dans la classe voisine, chaque soir, une jeune femme récemment débarquée de Dunkerque vient se perfectionner. Gabrièle a commencé à travailler jeune, elle aussi, et après quelques années d’activité, elle souhaite apprendre davantage et bénéficier du savoir-faire de la Maison Darroux et Ladevèze. Trois soirs par semaine, de 19h30 à 23h30, Gabrielle se rend donc à l’Académie des coupes où elle croise régulièrement un jeune professeur courtois et dynamique. Les semaines s’écoulent au rythme des cours et des nombreux temps forts qui ponctuent alors la vie de la maison. Mariage, communion, fêtes de fin d’année, fêtes pascales, ces événements sont l’occasion de commander un manteau neuf ou un beau tailleur. Tous les clients ont alors la même exigence, que le vêtement soit livré en temps et en heure, la renommée de la maison en dépend... La veille des fêtes, l’immeuble prend des allures de ruche où les abeilles travailleuses virevoltent d’un ouvrage à l’autre jusque tard dans la nuit. Dans ce rythme soutenu, Grégoire et Gabrièle se rapprochent, mûs par la même passion pour leur métier. Ils se marient en 1962.

L’index piqué : une marque de professionnalisme

Chez les tailleurs, le dé à coudre est sans fond. Ainsi, dans le quartier du Sentier, les tailleurs à l’index de la main gauche piqué attestaient de leur professionnalisme ! Malgré leur robustesse, les dés de ces professionnels étaient rapidement troués, il fallait en changer en moyenne tous les trois à quatre mois.

De l’académie de coupe à l’usine de confection
A la fin des années 50, le jeune ménage observe les changements qui s’opèrent sur leur secteur d’activité. Les usines de confection, où les ouvriers fabriquent des vêtements à la chaîne, se multiplient sur tout le territoire national. L’une d’entre elles recherche un modéliste expérimenté qui aura pour mission de superviser la production. Grégoire, dont la réputation est désormais faite, est rapidement «débauché». Il abandonne son travail de jour de patronage au sein de la Maison Darroux et Ladevèze mais continue d’y dispenser des cours du soir. L’entreprise de confection qui l’a embauché est spécialisée dans les grandes tailles et possède deux ateliers parisiens. Chaque matin, le modéliste se rend dans chacun d’eux pour superviser la chaîne de production et exécuter les patronages. Dans le même temps, Gabrièle prend elle aussi le chemin de l’usine où elle est recrutée comme patronnière. Le couple multiplie les allers-retours entre leur appartement de banlieue, l’usine de confection et l’Académie des coupes pour Grégoire.

Les drapiers français en haut de l'affiche

Avant que le secteur ne se convertisse à l’ère industrielle, les tailleurs se fournissaient chez les drapiers. Leurs représentants visitaient les maisons de confection pour leur proposer tous types d’étoffes ; la commande était passée au mètre. Certains territoires français étaient reconnus pour leur incroyable savoir-faire en la matière, au-delà des frontières régionales : la Normandie, le Nord-Pas-de-Calais, l’Ariège…

De l’industrialisation au déclin
Au milieu des années 60, Grégoire prend le chemin d’une nouvelle usine, rue de Turenne, dans le 3ème arrondissement où se situent alors les sièges des principaux confectionneurs. La mécanisation fait un nouveau bond en avant : la machine à couper industrielle fait son apparition et impose de nouvelles cadences. «Les premières d’entre elles nous permettaient de produire 20 coupes à la fois», précise Grégoire qui semble encore ébahi par cette avancée technologique. Dans le même temps, la famille Montoya s’agrandit, Gabrielle quitte le monde de la confection pour élever ses enfants. Grégoire va ensuite saisir de nouvelles opportunités professionnelles qui vont le mener d’abord à Valenciennes, puis à Bordeaux. Nous sommes en 1975. En 20 ans, le monde de la confection a subi de nombreuses mutations, c’est aujourd’hui toute l’industrie textile qui est en crise. Cela s’explique d’abord par une concurrence accrue des pays européens et des anciennes colonies, puis par la modernisation de la chaîne de production qui a imposé des investissements que certains confectionneurs n’ont pas été en mesure d’a-mortir. On constate également une baisse générale de la consommation. Face à des coûts de production français élevés, la main d’oeuvre bon marché de certains territoires est une véritable aubaine pour les investisseurs. L’industrie textile française souffre de son manque de souplesse aux plans social et structurel, les unités de production ne tardent pas à être délocalisées une à une. Cependant, certains documents de l’époque soulignent les efforts d'adaptation entrepris. Les entreprises familiales sont rachetées par des groupes industriels qui vont tenter de spécialiser la production sur des marchés plus porteurs (la médecine, l’aérospatiale...). Dans le même temps, de nouveaux canaux de commercialisation font leur apparition comme la vente par correspondance destinée à réduire les intermédiaires entre le professionnel et le consommateur. Cependant, dans peu de temps, à quelques rares exceptions près, la fabrication ne sera plus jamais française. C’est dans ce contexte que Grégoire est embauché par un groupe qui rachète des usines de confection en faillite pour un franc symbolique avec l’objectif de les redresser. Le cadre de l’industrie textile est missionné sur plusieurs sites et contraint à des déplacements toujours plus fréquents. A 50 ans, Grégoire Montoya rejoint son dernier poste de salarié et intègre la société toulousaine Mas, située Faubourg Bonnefoy. Il a pour mission de superviser la production d’une usine située dans le Massif Central.

hauteur

Un tailleur s’il vous plaît !

Dans les années 40 et 50, les tailleurs et manteaux sont fabriqués sur mesure. De la commande à la livraison du vêtement, il fallait compter un délai minimum d’un mois en respectant scrupuleusement toutes les étapes de la confection.
Etape n°1 : la cliente passe commande chez le tailleur ou la couturière. Pour un tailleur ou un manteau, on préférait se rendre chez le tailleur. Pour des chemisiers ou des robes, les femmes se rendaient également chez la couturière. En réalité, l’un et l’autre n’utilisent pas les même techniques de fabrication. Pendant ce premier rendez-vous, le tailleur prend les mesures de sa cliente et lui propose plusieurs modèles dans l’air du temps via les brochures de mode éditées par les maisons de coupe. A l’aide de plusieurs échantillons, elle choisit également le tissu à moins qu’elle ne le fournisse elle-même.
Etape n°2 : la cliente se prête à un premier essayage qui va consister à faire la «mise au point» de la coupe. Pendant ce rendez-vous, elle choisit la piqûre, la doublure et les boutons. Certaines demandaient également à ce que leurs initiales soient brodées dans le veston.
Etape n°3 : le second essayage se fait avec l’entoilage. Il s’agit du renfort de tissu plus rigide qui est introduit à l’intérieur du vêtement afin de lui donner son galbe et sa tenue.
Etape n°4 : le dernier essayage est destiné à approuver les finitions. C’est l’heure des derniers ajustements avant livraison du vêtement.

largeur
mesure
Issus de l'encyclopédie de coupe Darroux et Ladevèze, ces dessins expliquent aux apprentis comment prendre les mesures de leurs clientes

Petit lexique du tailleur

Le patron : il s’agit du modèle, du plan utile à la réalisation du vêtement
L’aisance : c’est l’espace ajouté aux mesures corporelles et qui permet de se sentir bien dans ses vêtements
La lisière : elle désigne le bord fini d'une pièce de tissu. La largeur d’un tissu est déterminée par la distance entre ses deux lisières. En fonction de leur destination (mode ou ameublement), on trouve différentes largeurs de tissu (90, 120, 140, 240 cm)
Le droit-fil : il indique le sens de la trame d'un tissu, à savoir les fils perpendiculaires aux lisières
La doublure : elle est composée de pièces de tissu ajoutées à l'intérieur d'un vêtement pour en augmenter le confort et est superposée aux coutures
Le rentré : il s’agit de la pliure d'un tissu vers l'intérieur d'un ouvrage pour former un ourlet ou une finition

Grégorèle :
un trait d’union pour deux passionnés - A quelques années de la retraite, las des déplacements, il décide de créer une boutique pour da-mes. Gabrièle l’accompagne naturellement dans cette aventure et, ensemble, ils renouent avec l’ambiance d’atelier. Au 5 rue Matabiau, les clientes se succèdent ; il faut dire que ces deux-là connaissent leur affaire et ne peuvent se départir de leur amour sincère du métier. «Nous étions parfois de très mauvais commerciaux», confesse Gabrièle dans un sourire, «nous ai-mions tellement le travail bien fait qu’il nous arrivait de déconseiller tel ou tel mo-dèle ! Notre vraie valeur ajoutée, c’était le sur-mesure : nous élargissions les collections, reproduisions certains mo-dèles jusqu’à la taille 66, réalisions nous-même les retou-ches. De nouveau, nous ramenions du travail le soir à la maison !». L’aventure a duré jusqu’en 1999. Depuis, ils goûtent aux joies de la campagne Lauragaise, une terre d’élection qu’ils ont choisie pour la beauté de ses paysages. Une promenade au bord du lac de Nailloux en 1983 avait jeté les dés de cette nouvelle vie. Séduite par un environnement exceptionnel, Gabrièle a convaincu Grégoire de s’y établir dans les dernières années de leur activité. La campagne Lauragaise et toujours, à portée de main, une paire de ciseaux, un dé de tailleur, une aiguille et une bobine de fil…voilà le costume d’un couple d’heureux retraités.
Elégance des coupes, perfection du sur-mesure, délicatesse des tissus, Grégoire et Gabrielle n’ont rien oublié des années 50 qu’ils considèrent comme l’âge d’or de la mode. Tout concourait à mettre en valeur la femme en dissimulant, au besoin, certains de ses défauts… Le vêtement était bel et bien au service de la personne qui le portait. Et lorsqu’on croise le regard de Grégoire Montoya, on y voit, c’est certain, la fierté d’avoir appartenu à ce monde-là.

Isabelle Barèges


Couleur Lauragais n°122 - Mai 2010