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Couleur Lauragais : les journaux

LOISIRS EN LAURAGAIS

La Bodega

L’instrument de musique "la bodega" (prononcer "boudégo"), cette "cornemuse du Languedoc", souvent mal connue, est un fleuron de la culture d’une partie du Lauragais et du Haut Languedoc. Elle est unique, mérite d’être mieux connue, et fait partie d’un patrimoine "sauvé" récemment par toute une dynamique associative de grande valeur. Qu'on l'appelle "gaïta", "boha", "craba" ou "cabreta", elle a animé la vie sociale de nos campagnes depuis l'Antiquité.

Histoire et origine de la "bodega"
La "bodega", appelée aussi "craba", désigne un instrument de musique fabriqué de façon artisanale, de la famille des cornemuses. Cet instrument était, il y a longtemps, assez usité dans les campagnes et pouvait être différent dans sa conception et sa forme. Ainsi pour le Sud-Ouest, il existait "la gaïta" dans les Pyrénées, la "boha" en Aquitaine, la "cabreta" en Auvergne et Languedoc-Roussillon. On parlait de "bodega" dans le Haut-Languedoc et dans la région Languedoc-Roussillon.

Carte d'implantation de la cornemuse du Languedoc

Aux XIème et XIIIème siècle, les jongleurs itinérants, puis les ménétriers aux XIVème et XVème siècles pourraient avoir été les "propagateurs" de cet instrument appelé d’abord la cornemuse.
En effet, le château de Capestang (Hérault) possède un plafond peint exécuté vers 1436-1451 pour Jean d’Harcourt, archevêque de Narbonne, qui évoque tout au long des métopes qui surmontent une des poutres la "carole (forme de danse au Moyen-Age) au jardin de Déduit" du Roman de la Rose, dont la première partie a été composée par Guillaume de Lorris en 1245. Plusieurs couples évoluent ainsi autour des deux panneaux représentant deux fois deux musiciens jouant de la cornemuse, du tambourin et du chalumeau. En outre, on trouve dans le registre des Estimes toulousaines, en 1398, un "cornemusayre" professionnel. De plus, enluminures, peintures, sculptures, vitraux d’églises fournissent de bons témoignages de la présence de cet art traditionnel dans notre région. La cornemuse était appréciée dans nos villes, villages et campagnes.

Les peintures du plafond datant du XVe s. du château de Capestang
Les peintures du plafond datant du XVe s. du château de Capestang
Crédit photo : Association de sauvegarde du patrimoine capestanais


Un tambourinaïre et un bodegaïre entament peut-être
une "carole" sur un des chapiteaux polychrome de Villardonne
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Crédit photo : JL Matte

Un tambourinaïre et un bodegaïre entament peut-être une "carole" sur un des chapiteaux polychrome de Villardonnel

Au travers de toute cette iconographie régionale, on peut essayer de restituer l’évolution organologique de la cornemuse dans nos régions (nous n'évoquerons pas ici l’instrument dans l’antiquité et plus généralement avant l’an 1000) :
- XIIe et XIIIe siècles, l’archétype de la cornemuse est constitué d’une outre, d’un hautbois et d’un tuyau d’insufflation (château de Puivert - Aude et à Fornex - Ariège)
- A la fin du XIVe siècle et tout particulièrement au XVe, on adjoint à l’instrument un tuyau bourdon que le musicien tient sur son épaule. La cornemuse devient un instrument diaphonique (la deuxième voix est bourdonnante). On retrouve des représentations de cet instrument en 1341 dans une fresque murale de la chapelle Saint-Antonin de l’église des Jacobins de Toulouse et, en 1528, sur un chapiteau de l’église de Villardonel (Aude).
- Au XVIIe siècle, tout un engouement se développe pour les "plaisirs champêtres" : l’aristocratie adhère à cette nouvelle mode ; une mode noble d’inspiration pastorale va alors se développer. Les instruments populaires vont apparaître dans les ballets de cour et les orchestres de musique princière. On présente le Ballet des plaisirs en 1655, et par opposition aux "divertissements de la ville", on propose "les délices de la campagne".
Des transformations visant à perfectionner la bodega vont s’opérer : adjonction d’un tuyau parallèle au hautbois, apparition de clés et abandon du gonflement de l’outre par la bouche.
La cornemuse ainsi améliorée devient "musette de cour".
C’est en 1638 qu'on trouve dans l’ouvrage Ditciounari Moundi du toulousain J. Doujat la première citation écrite de la "Boudego".
- Au XIXe siècle, l’instrument tombe en désuétude, il appartient déjà au passé. Pourtant plusieurs cornemuses paysannes vont bénéficier des évolutions technologiques de la musette de cour. Le divorce est prononcé entre ces cornemuses perfectionnées et les autres restées plus archaïques. Des différences très importantes vont se mettre en place entre les différentes cornemuses (boha - gaïta - cabreta et bodega).
La bodega semblait occuper avant 1850 une aire de diffusion plus restreinte. Peut être du fait des déplacements,
l’espace va s’élargir, des "bodegaïres" vont emmener leur art en Ariège, Hérault, Haute-Garonne. Cette aire a pu être plus importante notamment sous l’Ancien Régime (comme pour la "graïle"). Mais faute de documentation nous ne saurions l’affirmer.
Au XIXe siècle, des cornemuses "étrangères" (musiciens italiens avec leur instrument : la zampogna "a chiave", c'est à dire dont le tuyau de la main gauche est doté d'une clef sous fontanelle pour le trou inférieur) viennent même bourdonner dans la rue du Maquis à Sorèze (nous avons eu accès à l'un des plus vieux documents photographiques datant des années 1860, malheureusement nous n’avons pas eu l’autorisation de la publier, celui-ci étant en cours d’étude).
- Au début du XXe siècle, on comptait plusieurs centaines de joueurs autour de Castres, Mazamet, Le Sidobre, Monts de Lacaune, Montagne d’Alès, Montagne Noire et Lauragais (55 communes environ).

La bodega, une cornemuse unique
La bodega (notre cornemuse de la "montagne" du Haut-Languedoc) est certainement la cornemuse la plus imposante qui soit (plus de 100 litres de volume) ; elle n’a qu’un seul bourdon (d’autres en ont deux comme la gaïta), elle est gonflée à la bouche (la cabrette est gonflée à l’aide d’un soufflet).
La technique d’assemblage des anches et leur nature donnent à la bodega un son très particulier. Chaque type de cornemuse est unique, a sa propre personnalité, ainsi elle peut identifier la communauté de laquelle elle dépend. L’instrument est le témoin de techniques artisanales complexes (tournage, tannerie, confection des anches, incrustation de métaux comme le plomb ou l’étain). La bodega est aussi l’expression et l’interprète d’un répertoire musical spécifique.

La cornemuse du Languedoc

Le répertoire musical
Le chant et la musique sont importants dans notre région. Il y a plusieurs siècles, les chants ne se pratiquaient que d’une façon monodique. La pratique du "dançar al tralala" était courante dans nos campagnes. Le chanteur se plaçait dans l’axe de la cheminée et pouvait taper des pieds ou utiliser des ustensiles divers pour rythmer le chant (sabots, casseroles, table,…).
Une importante tradition de chanteurs ambulants, de chansonniers, de vendeurs de chansons s’était développée dans notre région. A côté de la bodega, on pouvait trouver des "violoneux", accordéonistes, joueurs de fifres, clarinettes, flûtes à bec, caisses de gardes champêtres,… Avec la bodega, on allait "sonar la bodega", "bodegar", " far parlar la bodega" ou "fotre una crabada ou bodega".
Les recherches notamment de Charles Alexandre (CORDAE/ La TALVERA) ont permis de regrouper dans un triple CD (avec livret de documentation) une importante collection de musiques avec paroles de notre région. Il s’agit d’une véritable anthologie de la cornemuse du Haut-Languedoc. De nombreuses photos, histoires, chants avec paroles proviennent de notre région (Massaguel - Rivière du Sant, Revel, Sorèze, Dourgne, Arfons, Garrevaques, Saint-Félix,…). Le répertoire était varié :
- Des airs lents qui étaient le plus souvent des sérénades. Celles-ci étaient jouées le plus souvent au mois de mai. On faisait le tour des fermes et les musiques étaient adressées aux jeunes filles.
- Des marches qui accompagnaient les mariages avec
un répertoire particulier. Le "bodegaïre" accompagnait le cortège sur plusieurs kilomètres. Il devançait ou "poussait" le cortège nuptial. Parfois le musicien était porté debout sur un bard (sorte de brancard utilisé pour le transport de matériaux sur les chantiers).
- D’autres marches qui permettaient de se rendre aux veillées ou dans les fêtes y compris les fêtes religieuses, certaines messes de Noël (dans plusieurs paroisses la bodega était interdite pour les fêtes religieuses car elle était un symbole de permissivité !).
- Des airs de danses (le virolet, la balajaira, la farandola, la polka, mazurka, valse ou "rodaïra",…).

Une compétition pouvait s’engager entre "bodegaïres"… celui qui jouait le plus fort, le plus longtemps,...
Au début du XXe siècle, à Verdun-Lauragais, les joueurs se répondaient les soirs d’été, d’un côteau à l’autre.
Des concours de cornemuse ont eu lieu à Dourgne (fête de saint Stapin en 1912), Arfons (septembre 1898). A Mazamet ce sont treize "bodegaïres" qui font sortir de leur domicile la population.
Le "Cocut" de Garrevaques a la réputation de "s‘entendre à plusieurs kilomètres à la ronde".
Le 8 mai 1945, pour célébrer l’arrêt des hostilités, un "bodegaïre" a joué toute la nuit. Il serait décédé à cause de son effort durant l’année 1945.
Des groupes organisés ont parfois dynamisé cet instrument, comme à Revel pendant la deuxième guerre mondiale le groupe "le Ti-bourli" avec le Docteur Carrade, ou lors de "Felibriges".

La fabrication
La bodega est composée :
- d’une poche de chèvre ou de mouton,
- d’un "bufador" servant à insufflerl‘air dans la poche muni d'un clapet en cuir
- d’un graïle : hautbois percé de huit trous de jeu et de trous d’accords
- d’une bonda : long bourdon.
La symbolique de l’instrument (qui servait aussi l’esthétique) était assurée par une importante décoration de couleurs vives, ce qui ne manquait pas de trancher avec la couleur blanchâtre de l’outre.

Jules Costes dit "Le Cocut de garrevaques" photographié en 1943
Jules Costes dit "Le Cocut de garrevaques" photographié en 1943

Buffet


poustarel

En haut, à gauche n°2

En haut, à droite : n°1

En bas : n °3





Les différentes pièces
de la bodega :
n°1 : "le buffet"
n°2 : "le boundo"
n°3 : "le poustarel"




N°1





N°2

Fabriquée artisanalement en peau de mouton ou chèvre, on s’efforçait de choisir l’animal. Celui-ci était tué en hiver, de préférence durant la lune vieille. On choisissait une femelle (les mâles sentaient mauvais) de moins de deux ou trois ans et n’ayant mis bas pas plus d’une ou deux fois.
Pour les gens peu fortunés, on fabriquait la bodega avec un animal non consommable et à valeur commerciale nulle, malade le plus souvent. La poche devait parfois être changée… La peau devait être intacte pour l’étanchéité. Ossements et viande étaient enlevés par le cou de l’animal après broyage des os avec un bâton entouré d’un chiffon. D’autres techniques existaient mais la meilleure était celle-là (cette technique était utilisée pour réaliser des outres destinées au transport de liquides). La peau était retournée, les poils vers l’intérieur. Un rond de bois permettait de boucher l’orifice. Tout le reste de l’instrument était fabriqué localement, et faisait appel à un savoir-faire assez pointu.

Boundo

Chaque cornemuse "occitane" est désignée par son élément central : l’outre. L’animal dont est tiré l’outre donne le nom de l’instrument (cabreta, craba). Parfois l’élément pris en compte est le souffle (la boha). C’est, dans notre région, le mot "outre" en languedocien qui a donné son nom : la bodega.

Du mépris à la renaissance
A la fin du XIXe siècle et au début du XXe, une partie de la société vilipendait l’archaïsme de l’instrument et les musiciens.
Des méfaits étaient organisés contre cet art traditionnel : crevaison des outres, excréments mis dans l’extrémité des bourdons. Certaines expressions sont caractéristiques : "Aquel es un profesor de bodega !" pour signifier qu’une personne ne fait rien de bon dans la vie et entraîne les autres dans la débauche… Les joueurs étaient accusés de s’adonner à la boisson et de mal faire danser…
Il est vrai que les bodegas étaient les instruments de musique du petit peuple, des classes les plus basses de la société. Leurs descendants ont souvent cherché à cacher ou détruire toute trace de cet-te misère passée. Heureusement, les mœurs ont changé… Aujourd'hui, nous recherchons nos racines et cet art traditionnel de la Montagne Noire en fait partie. De nombreux groupes de "bodegaïres" se produisent lors de manifestations dans notre région, et nous enchantent de cette musique qui appar-tient au fonds patrimonial du Lauragais et de la Montagne.

Actuellement des "sonneurs" de Bodega se produisent lors de manifestations diverses. Ici à l'atelier Paul Sibra à Verdun Lauragais Actuellement des "sonneurs" de Bodega se produisent lors de manifestations diverses.
Ici à l'atelier Paul Sibra à Verdun Lauragais

Crédit photo : Jean paul Calvet

Jean-Paul CALVET
Pour en savoir plus sur la bodega : www.lauragais-patrimoine.fr

Remerciements (cet article n’est que la synthèse et la compilation rapide d’éléments fournis par diverses associations et personnes que je remercie ici) :
- Daniel Loddo de l’association CORDAE/La Talvera, qui m’a apporté son concours pour la rédaction de cette publication.
- Le Centre Occitan des Musiques et Danses traditionnelles - Toulouse
- Jean-Luc Matte (http://jeanluc.matte.free.fr)
- Marcel Baurier (responsable ecclésiastique des Jacobins)
- Jean-Louis Bonnet (château de Puivert)
- Corinne Calvet (historienne)
- L’OT de Carcassonne
- Sophie Jacques (école et groupe de musique de Villardonnel).
- Patrick Béziat (Maire-adjoint urbanisme et patrimoine à Capestang)
- L'ASPANC (association de sauvegarde du patrimoine capestanais)
- Jean-Luc Tisseyre
- Monsieur Guilhem, château de Capestang.

La recherche de documentation continue pour préserver ce patrimoine… si vous avez une photo, un texte, une anecdote, une chanson, un document, une partie d’instrument de musique, faites-nous en part. Ils seront sauvés de l’oubli et d’une perte irréversible.
Association CORDAE / La Talvera
23 grand Rue de l’Horloge - 81170 CORDES
Tél : 05 63 56 19 17 - Fax : 05 63 56 24 87
Mail : talvera@talvera.org - Site : www.talvera.org

Couleur Lauragais n°108 - Décembre 2008/Janvier 2009