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Couleur Lauragais : les journaux

Jean-Paul Carrié, ébéniste d'art - 2 ème partie

Le mois dernier, Couleur Lauragais retraçait les débuts de l'histoire du meuble d'art à Revel au travers de la vie de Jean Paul Carrié, ébéniste d'art.
Dans ce numéro, Jean Paul Carrié nous raconte son intérêt, à partir des années 80, pour la restauration des meubles anciens. Une passion qui ne l'a plus quitté jusqu'à sa récente retraite.
Marqueterie
Restauration moderne style ou style nouille des années 1900

Une nouvelle spécialisation : la restauration
Après les années 80, me trouvant seul à l'atelier, j'abandonnai les gros ensembles de mobiliers : copier des meubles à l'aide de machines ne m'intéressait plus.
Un ami de la famille, Pierre Brignol, de Saint Félix Lauragais, peintre, doreur, laqueur, avait créé en France l'une des premières écoles d'Art appliqué "l'Ecole du Levant". Il avait besoin d'un ébéniste pour enseigner et me proposa de prendre un de ses élèves, un restaurateur flamand qui bredouillait quelques mots de français. J'acceptai. L'expérience me plut, et je continuai.
Un ami de mon père, antiquaire à Toulouse, me portait de temps à autres quelques marqueteries à restaurer et petit à petit, d'abord par curiosité puis par goût, je fus attiré vers ce métier. Cet ami me conseilla et m'initia à la déontologie des Antiquités. Il me fit acheter quelques livres indispensables pour différencier le mobilier que j'avais connu jusqu'alors. La restauration de mobilier exige un savoir-faire et une technique bien supérieurs à l'ébénisterie. J'ai donc repris les collections de mon père et je recommençai un apprentissage.

Depuis la fin de l'apprentissage, j'avais l'habitude d'écouter France Inter et France Culture tout en travaillant. Une de mes émissions préférées était celle de Jacques Chancel. Un après-midi, j'entendis la radioscopie de Pierre Ramond, natif de Sorèze, auteur de plusieurs ouvrages sur la marqueterie, lorsqu'il fût décoré à l'Académie Française pour son titre de Docteur Honoris Causa. Je me rappelle encore la phrase qu'il reprit de Paul Valéry : "La main est l'intelligence de l'Homme". Cela a conforté mes théories selon lesquelles le travail manuel devient artistique quand il est sentimental. Ses livres ont grandement contribué à la connaissance du métier de marqueteur.

La restauration du mobilier a été pour moi une renaissance. Après des années, je me rends compte que l'on peut-être un très bon ébéniste mais un mauvais restaurateur et vice versa. Mais dans tous les cas, il faut être passionné, comme si l'on entrait en religion. Lorsque l'on restaure un meuble qui vous défie et vous excite, plus rien ne compte. On entre dans un huit clos et on en sort content mais critique. Il faut se dire que l'on aurait pu mieux faire, et surtout, en tout temps, garder l'humilité.


Un apprentissage dans le temps

De meuble en meuble, d'année en année, j'ai acquis ce nouveau métier. J'ai continué à donner des cours et à me documenter sur le mobilier ancien et la restauration. Lors d'un salon à Paris, j'ai fait la connaissance d'un ouvrier qui avait travaillé comme restaurateur en mobilier national avec Pierre Costerg. Durant toute une matinée, il m'a appris de nombreuses méthodes dont la dépose de la marqueterie. Il y a cela plus de 20 ans, un ami qui était peintre me fit entrer à la Fédération National des Restaurateurs d'Oeuvre d'Art. Là, j'appris quelques notions de chimie, ainsi que les données de restauration scientifique qui après avoir servi à la peinture, profitaient au mobilier.

Usage du rabot à dents
Jean Paul Carrié se sert d'un rabot à dents
pour redresser les surfaces et préparer l'encollage


Usage de la colle d'osJean Paul Carrié utilise la colle d'os
pour restaurer une table tric-trac

Le métier ne s'apprend pas en 1 an, 3 ans, 4 ans ou avec un diplôme, mais toute sa vie. Au cours de mes formations, un stagiaire ingénieur me fit connaître Nicolas Bouche. Chef de la restauration aux Arts Décoratifs de Paris, il réunissait tous les mois un groupe de confrères artisans et fonctionnaires pour étudier ensemble les différents problèmes que l'on rencontrait lors des restaurations. Un ingénieur de l'E.N.S.T.I.B. de Nancy (Ecole Nationale Supérieure des Technologies et du Bois) était également présent. Cela fût très enrichissant. J'ai également fait un stage d'un mois chez un restaurateur belge spécialisé dans les cabinets flamands en écailles de tortue.

Au début de mon activité de restaurateur, je commençai par un travail de mobilier dit domestique et courant, mais qui a un charme naïf et romantique. Les meubles Napoléon III étaient également utiles pour me "faire la main". C'est nécessaire avant de restaurer des meubles du XVIIIe. On doit ap-prendre son métier étape par étape et ne jamais perdre de vue le respect de l'oeuvre, sa conservation, la réversibilité des matériaux.
Je travaillais grâce au bouche à oreille. J'ai pu connaître des antiquaires parisiens du quartier rive gauche pour lesquels j'ai travaillé sur du mobilier de qualité supérieure. J'ai également restauré des meubles de particuliers sur toute la France. C'est un métier où l'on doit être aussi discret qu'un prêtre ou un médecin.


Quelques notions de restauration

Lorsque le meuble ou siège n'est pas passé entre les mains d'un "vandale", le mobilier régional en noyer ou autre fruitier garde les stigmates et usures de son vécu : montant de porte usé par l'ouverture, bras de fauteuils et dessus de bureau polis par des générations de mains. Un décrassage à la térébenthine, plusieurs polissages à la cire d'abeille leur redonne vie pour un siècle car le meuble est éternel s'il est bien conservé et entretenu.
La restauration d'un meuble marqueté est une autre approche. Structurellement il est composé d'un bâti en bois revêtu d'une marqueterie de placage de 4 mm à 0,4 dixième suivant les restaurations antérieures. L'ensemble est censé être tenu par de la colle animale. Les contraintes physico-chimiques environnementales agissent différemment sur chaque matériau ce qui provoque le décollement du placage. Au temps de mon père, on recollait par imprégnation.

avant restauration
après restauration
Bureau en acajou avant restauration Bureau en acajou après restauration
Bureau en acajou fin XIXème siècle, verni au tampon

Dans les années 80, les restaurateurs nationaux ont fait connaître le principe de dépose d'une marqueterie entièrement liée sur un tulle au moyen de colle néoprène. En suivant leur principe et après de multiples mises au point, j'ai pu l'appliquer aux meubles de mes clients. C'est très délicat et risqué. Chaque intervention est un cas particulier dont la pratique m'a permis d'y apporter des améliorations.
On découvre alors la marqueterie à son état natif, les couleurs originelles n'ayant pas subi les épreuves du temps, les outrages des UV, les traces de burin et outils lorsque le marqueteur a confectionné l'ouvrage. La marqueterie est renforcée, les parties amincies sont épaissies par divers moyens. Une fois le tout réparé, on replaque et on remonte. On ôte le tulle qui a maintenu la marqueterie. On nettoie minutieusement, à l'aide d'un très léger ponçage manuel, centimètre par centimètre, tout en essayant de conserver la gravure et sans amincir autant que possible le placage. On polit à l'aide d'un buis. La finition se fait au choix avec de la cire à l'ancienne ou différentes gommes naturelles.

La restauration est un dialogue permanent qui doit se dérouler entre plusieurs étapes. D'abord avec le client, à qui l'on doit indiquer l'origine, l'état et la qualité de son meuble, son prix de marché, l'usage attendu et le montant de la restauration. Ensuite, l'artisan peut réaliser la restauration. Suivant son état et les circonstances, la restauration peut-être une conservation ou une restauration à usage domestique. Dans tous les cas, on doit respecter au maximum les surfaces et structures, employer uniquement des matériaux réversibles et faire abstraction de tout ponçage mécanique et vernis cellulosique.

avant restauration
après restauration
Table de toilette avant restauration Table de toilette après restauration
Table de toilette en ronce de noyer Louis Philippe

 

Les surprises de la restauration
Le mobilier XVIIIe représente le bon goût et la qualité de l'Art français. Son vécu et les restaurations maladroites l'ont amené au délabrement. Il faut parfois faire des prouesses pour le rendre acceptable. Il n'est pas facile de décrire le sentiment que l'on ressent lorsque l'on démonte un meuble ancien et que l'on découvre le talent de l'ébéniste ou marqueteur, la pratique d'un atelier, l'estampille d'un maître. On remonte 200 à 250 ans en arrière et on étudie s'il était de nature appliquée, précise ou maladroite. On y fait parfois des découvertes : un jour, en restaurant un cabinet d'époque Louis XIII marqueté, j'ai découvert dans le théâtre intérieur une lettre qui s'était glissée derrière le miroir dans laquelle une jeune fille demandait à son oncle l'autorisation de se rendre à une invitation dans un château de Val de Loire. Une autre fois, derrière le miroir d'un meuble de toilette estampillé Nicolas Petit, j'ai trouvé une lettre écrite de sa main indiquant des meubles donnés en sous-traitance. On pouvait aussi y découvrir les annotations faites par les restaurateurs précédents.

L'estampille marque du menuisier ébéniste

Estampille Savard - 1763
Estampille "Savard" - 1763

L'estampille est une marque qu'apposent les menuisiers ébénistes sur les meubles de leur création.

Ici, une estampille "Roussel"

A ce jour, j'ai à peu près 150 estampilles d'ébénistes et menuisiers relevés sur des meubles ou sièges restaurées (CC Saunier, Hache, Leleu...). Mais une estampille n'est pas synonyme de qualité. L'arrivée de l'informatique et les appareils photo numériques ont beaucoup apporté au métier. Il est devenu possible de photographier un détail et de le travailler à partir de l'ordinateur.

 

avant restauration
après restauration
Coiffeuse marquetée avant restauration
Coiffeuse marquetée après restauration
Coiffeuse marquetée époque Louis XV

Lors d'une rencontre avec Mr Alain Chatillon, Maire de Revel, nous avons parlé de l'érosion de l'artisanat du meuble à Revel et de l'opportunité de créer une structure propre à Revel avec un groupe d'artisans d'art et d'artistes revélois dont Michel Argans. Nous avons aussi créé IMARA en 1998. Au bout de quelques années après son démarrage, je me suis retiré pour avoir un peu plus de temps libre.
Un soir de décembre, il y a quelques années, un ami était venu me rendre service en travaillant sur une belle commode Louis XV. La coronaire de mon coeur qui avait vibré pour tant de belles choses s'est bouchée. Perte de connaissance, pompiers, SAMU, docteur, le tout avec grande compétence et rapidité. Grâce à eux, j'ai pu revenir à la vie et je les en remercie. Après 44 ans de dialogue avec la matière, j'ai décidé de m'arrêter en décembre 2006 et j'ai cessé de prendre des commandes un an auparavant. Les meubles familiaux m'attendent depuis longtemps. Je n'ai jamais pu travailler pour eux et leurs cris me fendent le coeur. Donner et transmettre un patrimoine, c'est faire don de soi et de son souvenir pour l'éternité. L'essence de la vie d'un artisan d'art est son oeuvre.


Etapes de la restauration d'une table de nuit Napoléon III

Table de nuit avant restauration

avant restauration

 

restauration 1ere etape


restauration 2ème étape

Constituée par deux panneaux qui ont déchiré la marqueterie, l'opération consiste à rejointer les deux parties, à les recoller et à remplacer les morceaux manquants. On sépare les deux parties après redressage des chans pour les recoller au moyen d'une languette insérée. On recolle et replaque l'ensemble à la colle d'os. S'en suit la finition après rattrapage des teintes et vernis au tampon.
La synthèse et les détails de cette opération seraient trop longs à développer.

après restauration

restauration 3ème étape
Table de nuit après restauration

 

Interview : Christine Le Morvan

Crédit photos : collection Jean Paul Carrié

 

Couleur Lauragais n°92 - Mai 2007