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Couleur Lauragais : les journaux

Au fil de l'eau

Le rêve fou d'un canal interocéanique : le canal des deux mers (1880 - 1939)

Plusieurs projets de canal interocéanique de Bordeaux à la Méditerranée ont agité l'opinion publique française, les milieux politiques, économiques et financiers pendant plus de cinquante ans, de 1880 à la veille de la guerre de 1939. L'objectif était de faire circuler les plus gros navires de l'époque sur une voie d'eau aménagée par les hommes, aussi bien les plus grands paquebots que les plus puissants navires de guerre des années 30, les cuirassés de 35 000 tonnes. Il s'agissait d'un canal géant, pharaonique, comparable aux canaux de Suez (Egypte), de Panama (propriété des Etats Unis et coupant en deux parties la République de Panama), de Kiel (en Allema-gne), ou celui de Liverpool à Manchester (en Angleterre). Deux chiffres donnent une idée des travaux à effectuer : sa largeur au miroir (150 mètres) et la taille du grand bassin d'une écluse (400 mètres de long). Couleur Lauragais vous raconte cette fabuleuse utopie.


carte CANAL 2 MERS

Les premiers canaux
Le premier canal construit en France est celui de Briare, appelé encore le canal Henri IV (1642), joignant la Loire à la Seine par l'intermédiaire du Loing. Pierre-Paul Riquet construit le canal royal de Languedoc de 1666 à mai 1681. De Toulouse à Sète, il s'agit d'un canal à deux versants, le bief le plus élevé se trouvant à Naurouze. Riquet eut ensuite l'idée géniale de l'alimenter avec les eaux des torrents de la Montagne Noire. Les dimensions des bassins des écluses sont modestes : 30 m de long, 6 m de large et 1,8 m de profondeur.
Le canal latéral à la Garonne est construit au XIXème siècle, de 1836 à 1856. Avec une faible pente unique, il prend les eaux de la Garonne au bassin de l'Embouchure à Toulouse et les rejette dans le fleuve à Castets en Dorthe. Ses dimensions sont à peu près les mêmes que celles du canal du Midi.
Ces deux canaux démontrent déjà que l'on peut joindre par une voie d'eau Bordeaux à la Méditerranée.

Un canal interocéanique : le premier projet (1880-1882)
La première étude avec des chiffres véritablement précis est présentée en 1880 par le sénateur Duclerc qui allait devenir, trois ans plus tard, président du conseil des ministres. Le canal envisagé franchissait plusieurs fois la Garonne par des ponts canaux ; il prévoyait 63 écluses, réduites à 38 par la suite, avec une largeur de 45 m et une profondeur de 8,5 m. Pour l'alimenter, de nombreux réservoirs étaient prévus dans les hautes vallées des Pyrénées. Cependant le projet reçoit en 1882, un avis défavorable émis par une commission d'experts.

Louis Verstraët,
auteur du projet de 1885, mort en 1910

Un second projet grandiose (1885-1910)
L'ingénieur Louis Verstraët reprend le projet précédent mais en agrandissant considérablement les dimensions du canal. Le document est discuté pendant 5 ans, jusqu'en 1910. Les dimensions proposées sont au final considérables : 70 m de large à la surface, 40 m au plafond (au fond) et une profondeur de 10 m. Les écluses (seulement au nombre de 13) devaient être dotées d'ascenseurs qui, en dix minutes, pouvaient élever des navires de 5 à 6000 tonnes d'un bief à un autre. Parmi les 14 biefs, celui d'Agen se développait sur 150 km, allant des écluses de la Leyre à celle de Layrac. L'eau était prise dans la Garonne en un point où son débit est de 200 m3/s. Il était de plus prévu la construction de vastes réservoirs d'une capacité totale de 527 millions de m3, dans la vallée de l'Ariège et sur les rivières descendant du Massif Central. Les 453 km étaient franchis à la vitesse de 14 km/h. Le projet Verstraët eut de multiples soutiens. En 1902, une proposition de loi en faveur de son exécution est appuyée par 113 députés. En novembre 1905 la Chambre des Députés vote par 302 voix la mise effective aux enquêtes. Malgré ces votes, le projet n'avance pas et en 1910 un comité technique émet un avis défavorable. Verstraët ne le supportera pas et se suicidera en juillet 1910.

Un canal gigantesque prévu par le 3ème projet (1928-1940)
En 1928 est créée une "Société d'Etudes techniques et économiques pour l'aménagement du Canal des Deux Mers" qui élabore un projet gigantesque, pharaonique, permettant le passage des plus grands paquebots de l'époque. On ose alors rêver du passage du "Normandie" et du "France" à Baziège et à Villefranche ! On envisageait encore le transit des monstrueux bateaux de guerre, les cuirassés de 35 000 tonnes comme le Richelieu et le Jean Bart. Les objectifs étaient militaires, économiques avec le développement industriel du Midi de la France. Bordeaux devenait un puissant pôle industriel ainsi que Marseille. Enfin l'eau était distribuée pour irriguer des milliers d'hectares de terres agricoles.
Les dimensions prévues de ce dernier projet sont :
- largeur au miroir : 150 m, parfois 250 à certains endroits,
- largeur au plafond : 60 m si le terrain le permet,
- profondeur : 13,5 m.

Le tracé du Canal
Le canal, tel qu'il était prévu, devait débuter à 12 km en amont de Bordeaux sur la rive gauche de la Garonne, puis se glisser au Sud de la Réole, de Marmande et d'Agen. Il devait ensuite traverser la Garonne par un pont canal entre Grenade et Toulouse, au Nord de Saint Jory. Ce pont était double avec une longueur de 350 m, 9 arches de 26 m d'ouverture. Le canal empruntait ensuite, à Saint Jory, la vallée de l'Hers mort (celui de Baziège) à l'Est de Toulouse (Croix Daurade- Montau-dran), Labège. Il filait ensuite entre Baziège et Ayguesvives, Ville-franche, Castelnaudary. Il franchissait le seuil de Naurouze par un bief appelé bief de Villefranche de 65 km de long, puis passait au Nord de Carcassonne, au Sud de Lézignan, au Sud de Narbonne, les étangs de Bages et de l'Ayrolle et finalement la mer.

Vers Bordeaux, plusieurs débouquements furent choisis puis abandonnés, l'un d'eux gagnait Arcachon et le cap Ferret, en transformant le bassin d'Arcachon en rade pour vaisseaux de guerre. La Gironde aurait été aménagée avec un chenal, les ponts de Bordeaux devenant basculants.

Les biefs étaient au nombre de 14 avec parfois d'énormes longueurs :
- le bief de la Réole : 64 km
- le bief de Damazan : 47 km
- le bief de Villefranche : 65 km.

Des écluses géantes
Les écluses auraient certainement été surprenantes par leur gigantisme. Elles étaient composées de 4 bassins accolés au même niveau et d'une hauteur de chute de 22,5 m et devaient permettre le passage simultané de 4 bateaux. Le grand bassin (ou sas) mesurait 390 m de long, 50 de large ; le deuxième : 240 m, le troisième 180 m et le quatrième 120 m. Tout le fonctionnement était électrique et la circulation était prévue 24 heures sur 24.
Les quantités d'eau nécessaires étaient énormes pour remplir un canal dont la capacité totale était évaluée entre 100 et 150 millions de m3. L'eau devait être pompée dans la Garonne après sa confluence avec le Lot.
Le financement était prévu avec précision mais reposant sur des hypothèses d' un trafic annuel de 100 millions de tonnes, soit la moitié de celui du canal de Suez.


plan coupe canal

 

Le projet des années 1928-31 ne vit jamais le jour et le canal des Deux Mers est demeuré soigneusement enfermé dans les cartons des ingénieurs. A partir de 1932, la catastrophique crise économique mondiale s'abat sur la France, tardivement certes, mais très sévèrement. Les difficultés financières de l'Etat sont telles que le projet est lentement oublié. L'opinion publique est centrée sur la crise politique permanente : l'émeute du 6 février 1934 ou l'arrivée de Hitler au pouvoir (janvier 1933), la guerre d'Espagne 1936-39, la marche à la guerre européenne 1936-39.

Le canal semblait réalisable techniquement, cependant certains problèmes restaient sans réelle réponse : nous citerons l'alimentation en eau (comment conduire des millions de m3 à Naurouze (ou bief de Villefranche) qui reste le point le plus haut de ce canal à deux versants ? L'évaluation du trafic est impossible à préciser, sinon des hypothèses.

Le plus beau et le plus grand canal du monde était, et restera, une géniale utopie.

Jean Odol
Biographie : "L'Illustration" du 12 décembre 1931, Hector Ghilini


Couleur Lauragais N°35 - Septembre 2001