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Couleur Lauragais : les journaux

Au fil de l'eau

L'alimentation du Canal du Midi : la navigation sur la rigole de la Plaine

Après avoir évoqué les principaux évènements des débuts de cette gigantesque aventure humaine et technique, il convient de montrer que la rigole de la plaine fut, elle aussi, envisagée comme voie de navigation, à une bien moindre échelle que celle sur le canal.


Pour assurer le transport des matériaux nécessaires aux différents chantiers de construction, Pierre-Paul Riquet utilise en effet dès 1668 la rigole de la Plaine. Il fait installer vingt quatre écluses, sommaires et en bois, entre le Port Saint-Louis à Revel et le bassin de Naurouze. Des mulets ou des chevaux vont haler des barques à fond plat conçues pour la circonstance. Celles-ci, construites dans une scierie proche de la ville, avaient pour dimensions vingt-quatre pieds de long (7,8 m) et six pieds de large dans le milieu (1,95 m). La distance entre les deux bassins, soit la longueur totale de la rigole, est de 38 km, pour un dénivelé de 36 m.

Une lettre de Colbert à Riquet, du 19 mai 1668, fait allusion à cette navigation :
" Bien loin que vos lettres par lesquelles vous me rendés compte du succès de vos ouvrages me soient à charge, il est certain que je reçois toujours avec joie les nouvelles qui me viennent de votre application et de la conduite que vous tenés pour l'exécution d'un si grand dessein. J'ai appris par monseigneur l'archevêque de Toulouse et par un monsieur de Bezons que les peuples les avoient vus en bateau remonter par le canal de dérivation jusqu'aux Nau-rouzes qui est le point de partage; outre qu'ils ne doutoient plus que cette entreprise ne réussît heureusement, ils avoient conçu une merveilleuse espérance de l'utilité qu'ils retiroient après de la communication des deux mers, ce qui a été une agréable chose à dire au roi ".
Cette première navigation sur le "Canal de Revel", la rigole de la Plaine, n'eut pas de suites et ce, malgré l'avis de Colbert qui écrivait à l'intendant Bezons, le 26 juin 1669 :
" L'augmentation de travail que le sieur Riquet a faite pour rendre navigable le canal de dérivation depuis Revel jusqu'aux Naurouzes apportera beaucoup d'avantages à ce pays-là et vous fait connaître qu'il n'est pas intéressé et qu'il agit dans un motif plus noble que celui de son intérêt dans cette entreprise ".

Un peu plus tard, Vauban lui aussi préconisa cette navigation dans son mémoire de 1686. Et sur un plan d'aménagement du Port Saint Louis, dressé par François Andréossy à la fin du XVIIème siècle, il est écrit :
"Pour avoir toujours de l'eau dans le port qui en fournira dans le canal de dérivation qui portera les barques au point de partage ." Également, mention est faite d'un bâtiment (existant encore de nos jours) sur lequel est indiqué : " la maison où l'on travaille aux barques ".
Pourtant, cette navigation s'arrêta rapidement. Ce n'est que quelques années après, en 1705, qu'un négociant de Revel, M. Laval, persuadé des avantages qui devaient nécessairement en résulter pour le commerce de la région et pour lui-même, eut le courage d'entreprendre le rétablissement de la navigation sur la rigole, et ce, malgré les menaces des agents de messieurs de Riquet (les fils de Pierre-Paul) qui rétorquaient qu'elle serait nuisible à l'alimentation en eau du grand canal. M. Laval, obstiné, finit par obtenir l'autorisation du comte de Caraman et entreprit à son propre compte de restaurer dix-sept écluses, sous forme de batardeaux, sur l'emplacement de certaines des anciennes construites par Riquet. Il fit encore des petits bateaux à fond plat de sept à huit mètres de long, pouvant porter chacun de 100 à 120 hectolitres de blé.

Sur un plan de la ville de Revel du milieu du XVIIIème siècle, apparaît le nom de l'une de ces écluses, en aval du Port-Louis, entre le pont du Riat et le pont de la route de Vaudreuille, l'écluse de Lanelle. Aux archives du Canal du Midi à Toulouse (aujourd'hui Voies navigables de France), une série de planches des années 1750-1760 représente les tracés des rigoles ; sur celles concernant la rigole de la plaine, nous retrouvons l'emplacement et le nom de ces dix-sept écluses. En général, elles portent le nom de la métairie ou du lieudit voisin ; les voici, de Port-Louis à Naurouze, avec l'orthographe des planches originales : écluses de Lanelle, des Bombardelles, de Tartanac, la Borde-Basse, de Puechdon-nat, les Bourrels, de Reynès, les Thomasés (ici, nous trouvons une porte de défense), l'En-breusse, l'Enraven, la Plagnolle, la Borde Basse, l'Enbomba, des Sabatiez, l'Engente, des Pinsous, du Cammas vert, du Callagués, (une ancienne écluse sans nom sur le grand chemin), et enfin la double écluse du Moulin de Naurouze à l'entrée du bassin.
L'entreprise LAVAL put maintenir, non sans sans grande difficulté, cette navigation de transport de marchandises et produits agricoles par barques toujours halées par des chevaux ou des mulets, jusqu'en 1725. Elles ont ainsi duré une vingtaine d'années.

Quelques années plus tard, vers 1744, de nouvelles tentatives furent faites par les descendants de Riquet, toujours seigneurs propriétaires du Canal. Ils firent élargir la rigole en certains endroits. Ils établirent à la maison du garde de la Badorque un entrepôt de bois avec l'intention d'y fabriquer des barques. Ces projets furent abandonnés l'année suivante, toujours pour la raison des peturbations qu'ils pouvaient apporter dans l'alimentation du canal.

Et pourtant la ville de Revel avait à cur de voir un nouveau projet de navigation se faire jour, pour ses échanges commerciaux avec les villes voisines, les chemins carrossables étant en mauvais état ou insuffisants.
Gustave Doumerc, dans son histoire de Revel, écrit :
"Le pays produisait beaucoup de blé, des fourrages et autres denrées des environs, depuis Mazamet, Dourgne, Sorèze, Puylaurens. En retour, on pouvait recevoir les vins du Bas Languedoc, les étoffes et autres produits qui parvenaient péniblement et non sans risque à travers la Montagne Noire

En décembre 1748, il se créa à Revel une compagnie sous la direction de monsieur Vesins de la Vernière, syndic du diocèse de Lavaur. Elle demanda avec l'accord des héritiers de Riquet un arrêt du Conseil pour avoir l'exclusivité de la navigation. Le diocèse de Lavaur fit faire les démarches pour appuyer cette demande, mais un obstacle imprévu fit échouer le projet. Les négociants de Castelnauda-ry s'étaient inquiétés des conséquences de ce trafic, craignant de voir diminuer leur commerce de grains ou de passage. Les discussions furent longues et les obstacles que rencontrèrent les promoteurs firent renoncer à ce projet.

En 1754, une nouvelle requête fut présentée aux États de la province par la ville de Revel appuyée par le diocèse de Lavaur. Après délibération du 12 mars 1754 et sur le rapport de l'évêque de Montpellier, Revel était autorisé à traiter avec les propriétaires du canal. Monsieur Bastoulh, juge royal de la ville, se rendit à cet effet à Toulouse pour s'entendre avec Monsieur de Caraman. Un accord intervint par lequel les propriétaires s'engageaient à faire tous les travaux d'aménagement pour rendre navigable la rigole, à charge pour la ville de payer les intérêts de 41 000 livres, montant évalué des travaux, plus une somme fixe annuelle de 2 400 livres pour l'entretien
Mais une contre-offensive des négociants de Castelnaudary, appuyée par le duc de Villars Brancas qui défendait ses intérêts du comte de Lauragais, fit échouer le projet

Cependant, Revel reprit l'affaire fin 1764. Il fit présenter par monsieur Bastoulh, juge, à monsieur de Laverdi, contrôleur général des finances, un mémoire où il exposait ses droits, demandant que l'on fasse cesser l'opposition de Villars Brancas, et homologuer les accords de 1754. Ce mémoire fut communiqué au comte de Caraman qui, sans répondre positivement, donna une réponse par quelques phrases évasives, laissant entendre le peu de chance de profit de l'entreprise.

Malgré cela, un négociant de la ville, Jacques Sarrat, offrit en 1765, de créer une nouvelle compagnie et d'entreprendre la navigation à son profit La ville autorisa Sarrat à présenter une requête au Conseil. Le ministre envoya sur les lieux monsieur de Gendrié, inspecteur des ponts et chaussées qui donna un avis favorable. Les chambres de commerce de Paris et de Toulouse, les villes voisines, Sorèze, Saint-Félix, Dourgne, Saint-Julia, Puylaurens, appuyèrent cette demande et les communes traversées, Dreuilhe, Vaudreuille, Saint-Paulet, les Cassés, se joignirent aux autres communautés. Mais les héritiers de Riquet, circonvenus par les agents des commerçants de Castelnaudary, se retranchaient derrière les inconvénients, les frais entraînés, pour refuser l'autorisation de naviguer. Devant cet entêtement, Sarrat s'adressa directement au Conseil du Roi par un mémoire dans lequel il attaquait le droit de propriété de la rigole donné aux héritiers ".
Il en résulta un interminable échange de mémoires entre le comte de Caraman et Sarrat, de suppliques adressées au parlement et autres autorités par les assemblées des diocèses ou les communautés intéressées. L'affaire traîna du 18 décembre 1767 jusqu'au 5 décembre 1772, date où les États de la province, sollicités par la famille Riquet, prirent une délibération par laquelle il n'était pas question de contester la propriété de la rigole et que rien ne devait être entrepris (projets, plans, devis, travaux, ) sans en référer aux États.
Pendant ce temps, la province avait entrepris la construction des routes vers Castres, Lavaur, Toulouse et Castelnaudary : de ce fait, les villes voisines étaient beaucoup moins intéressées aux projets qu'elles avaient soutenus jusque là.

Plus tard, en 1808, le maire de Revel, Raymond Bastoulh (le neveu du juge), adressa à l'empereur Napoléon un important mémoire reprenant l'historique de l'affaire. Il ne semble pas, cependant, que le maire ait suggéré la reprise de la nvigation sur la rigole.

Tous ces essais, tous ces projets dont les discussions avaient entretenu des espérances peu réalistes pendant plus d'un siècle, à défaut de voir naviguer de nombreux bateaux sur le "Canal de Revel à Naurouze", auront fait couler au moins beaucoup d'encre dans les bureaux à tous les niveaux de l'administration de l'ancien régime.

Jacques BATIGNE

Crédit : Extrait du "Guide du Voyageur de l'Aude"


Couleur Lauragais N°19 - Février 2000